La robinsonnade vidéoludique

Tout le monde connaît Robinson Crusoé, le naufragé romanesque qui survécut 28 ans sur une île déserte. Sa notoriété dépasse celle du roman dans lequel il est apparu : Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Publié en 1719, ce dernier est reconnu comme l’œuvre fondatrice du genre de la robinsonnade. Parmi les robinsonnades les plus célèbres, citons Le Robinson suisse (1812) de Johann David Wyss, L’île Mystérieuse (1875) de Jules Verne, Sa Majesté des mouches (1954) de William Golding et Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier.

Capture d’écran issue du jeu Stranded Deep

Le genre de la robinsonnade n’est pas exclusivement littéraire. Il se veut multimédia. Il se décline notamment au cinéma, avec des films célèbres, tels que Les Aventures de Robinson Crusoé (1902) de Georges Méliès, Les Aventures de Robinson Crusoé (1954) de Luis Buñuel, Les Robinsons des mers du Sud (1960) de Ken Annakin, ou encore Seul au monde (2001) de Robert Zemeckis avec Tom Hanks dans le rôle du naufragé. La télévision s’est emparée à son tour de la robinsonnade, à travers des émissions de télé-réalité dont le concept est directement hérité du genre, à l’image de Survivor aux États-Unis et Koh Lanta en France. Elle propose également des séries télévisées, telles que Wilds (2020-2022) de Sarah Streicher et Lost : Les Disparus (2004-2010) de J. J. Abrams, Damon Lindelof et Jeffrey Lieber. La robinsonnade se retrouve également sur scène, avec un opéra-comique Robinson Crusoé (1867) de Jacques Offenbach (1867), en bandes dessinées avec, entre autres, la série Robinson de Crusoé (2007-2008) de Christophe Gaultier, en jeux de plateau, avec notamment le jeu de société Robinson Crusoé : Aventures sur l’île Maudite (Edge), ainsi qu’en jeux vidéo.

La robinsonnade ne constitue pas un genre vidéoludique reconnu auprès de la production de jeu vidéo, de la communauté de joueurs ou encore de la presse spécialisée. Il apparaît cependant comme indéniable qu’il existe des œuvres vidéoludiques qui s’inscrivent dans le genre fondé par le roman Robinson Crusoé. Nous avons fait le choix de nommer celles-ci « robinsonnades vidéoludiques ». Le qualificatif « vidéoludique » renvoie au jeu vidéo. Il renseigne sur le support vidéo et sur la dimension ludique de ces robinsonnades.

Cet article s’inspire de notre mémoire universitaire qui s’était donné pour objectif principal de localiser et d’étudier le prolongement vidéoludique de la robinsonnade au sein de l’immense production de jeux vidéo. Il va premièrement s’attarder sur la définition du genre vidéoludique par rapport au jeu de survie. Il se concentre ensuite sur le rapport entre le personnage jouable de naufragé et le joueur. Puis il s’attarde sur les éléments spécifiques, ludiques et narratifs, qui font d’un jeu vidéo une robinsonnade. Pour terminer, il se concentre sur l’idéologie et la vision du monde transmises par les œuvres étudiées.

Notre article se focalise sur l’étude de quatre jeux vidéo : Stranded Deep, The Long Dark, The Forest et Subnautica. Ces titres sont tous sortis en accès anticipé entre 2014 et 2015, à l’époque où les jeux de survie se multipliaient. Ils sont représentatifs de la robinsonnade vidéoludique actuelle.

1. La robinsonnade vidéoludique : un jeu de survie ?

Certains auteurs associent le genre vidéoludique du jeu de survie au roman Robinson Crusoé. Les jeux de survie forment un ensemble d’œuvres vidéoludiques disparates, reliées par une expérience de jeu centrée autour de la survie. Ils mettent en effet le joueur dans une situation proche de celle du héros de Daniel Defoe. Il lui demande, par l’intermédiaire d’un personnage qu’il incarne, de survivre dans un environnement hostile, en y collectant les ressources pour les combiner et les utiliser de sorte à satisfaire des besoins vitaux tels que la faim et la soif. Sur le plan ludique, les jeux de survie peuvent donc être assimilés aux robinsonnades. Les études littéraires expliquent cependant que le genre de la robinsonnade se définit par la reprise des thèmes et des épisodes narratifs du roman de Daniel Defoe, tels que la survie et le naufrage sur une île déserte.

La robinsonnade vidéoludique s’inscrit en effet dans une tradition, dont les origines remontent à plus de trois cents ans, qui lui imposent une certaine forme narrative et esthétique. Tous les jeux de survie ne peuvent donc pas constituer des robinsonnades. Les jeux de survie, par exemple, sont nombreux à se dérouler dans un univers postapocalyptique. Leur appartenance au genre de la robinsonnade implique cependant qu’ils mettent en scène un héros sur une île, ou un lieu équivalent comme expliqué plus loin dans cet article. Subnautica: Below Zero (2021), contrairement au premier opus de la série, ne constitue ainsi pas une robinsonnade. Son héros n’est pas naufragé. Il doit survivre dans un environnement qu’il a rejoint volontairement pour mener à bien une mission de sauvetage.

La robinsonnade ne peut donc pas être associée entièrement au genre du jeu de survie. Notons cependant que ce dernier pourrait avoir été imaginé au départ des récits de robinsonnade. D’anciennes robinsonnades vidéoludiques sorties de manière isolée, telles que Robinson’s Requiem (1994) et Stranded Kids (1999, « Les enfants naufragés » en français), par leur titre, font explicitement référence au genre fondé par le roman Robinson Crusoé.

La robinsonnade vidéoludique constitue donc un jeu de survie dont les thèmes et le récit sont empruntés à la tradition du genre de la robinsonnade. Elle peut être assimilée à un sous-genre du jeu de survie.

2. Le joueur : héros de la robinsonnade ?

Les robinsonnades vidéoludiques positionnent le joueur en héros de leur récit. Elles favorisent l’identification de celui-ci à leur personnage, qui apparaît généralement peu caractérisé physiquement, lorsqu’il est visible à l’écran.

Les robinsonnades vidéoludiques étudiées mettent le joueur aux commandes d’un naufragé virtuel à travers une vue subjective, ou une vue à la première personne, ou vue subjective. Le joueur voit l’environnement de jeu à travers le regard du personnage. Ce type de vue facilite l’identification du joueur au héros (1). Elle lui donne l’impression de vivre personnellement le récit. Précisons toutefois qu’elle n’est pas présente dans tous les jeux vidéo du genre. Plusieurs robinsonnades vidéoludiques arborent en effet un autre point de vue, à l’image de The Survivalists (2020) qui présente une vue isométrique. Stranded Deep propose d’ailleurs une vue optionnelle à la troisième personne.

L’interface des robinsonnades vidéoludiques s’adresse au joueur à la 2ème personne du pluriel, comme s’il était le héros du récit. À travers leur écran de chargement, Stranded Deep et The Forest communiquent au joueur des conseils comme s’il était physiquement dans l’espace de jeu. Citons à titre d’exemple : « Vous pouvez vous réhydrater en buvant le jus de noix de coco » et « Le baume d’aloès vous protège du soleil » dans Stranded Deep et « Accroupissez-vous dans les buissons pour échapper aux ennemis » dans The Forest. Ces indications s’adressent directement au(x) joueur(s). Elles brisent la frontière entre l’environnement digital et le monde réel.

Dans un texte précédant le début d’une nouvelle partie, The Long Dark explique au joueur le naufrage du héros et termine par la phrase « Combien de temps survivrez-vous ? ». Cette dernière crée une confusion entre le personnage et le joueur. Autre élément intéressant, la description du mode « Survie » du jeu se termine par la phrase : « Écrivez votre propre histoire. » Elle insiste sur la liberté offerte au joueur pour mener le récit. L’interface de The Long Dark contient un onglet « Journal ». Ce dernier présente le détail des journées passées dans l’aventure. Le joueur peut cependant également compléter ce journal en y inscrivant ses aventures et ses pensées. Il a ainsi la possibilité de produire un récit écrit de sa robinsonnade parallèlement au récit produit par ses actions au sein du jeu. Notons que cette double narration fait écho à celle du roman de Daniel Defoe qui alterne entre le texte d’un narrateur extérieur et des passages du journal de Robinson Crusoé qui narrent ses aventures de son point de vue personnel.

Les robinsonnades en jeu vidéo positionnent le joueur en naufragé. Elles lui permettent de faire l’expérience d’une robinsonnade et d’en ressentir les implications diverses. Le joueur des robinsonnades vidéoludiques a l’impression d’être le héros du récit, de pouvoir mener ce dernier comme il l’entend et d’être libre de faire des choix qui vont mener au succès ou à l’échec de son entreprise de survie sur l’île où il est virtuellement naufragé.

Fait intéressant, les robinsonnades vidéoludiques font notamment l’objet de nombreux « Let’s Play narratif » (2), publiés sur YouTube. Des joueurs y racontent oralement un récit à travers la transmission vidéo de leur partie. Le genre leur donne les moyens, ou du moins l’impression, d’écrire leur propre robinsonnade.

3. L’inscription d’une œuvre vidéoludique dans le genre de la robinsonnade

Le joueur des robinsonnades vidéoludiques est libre de mener son aventure comme il l’entend. Les jeux le contraignent cependant à poser certains choix et à réaliser certaines actions, sous peine de voir sa partie se terminer. Ils l’amènent en effet à « écrire » une histoire qui s’inscrit dans le genre de la robinsonnade.

Le début des robinsonnades vidéoludiques, en particulier, confronte le joueur à des éléments de jeu qui l’oblige à agir tel un Robinson et à « écrire », par ses actions, un récit appartenant au genre de la robinsonnade. Analysons à présent plusieurs de ces éléments qui participent à faire d’un jeu vidéo une robinsonnade : l’épisode du naufrage, la mécanique de gestion des besoins vitaux et l’environnement de jeu.

3.1 L’épisode du naufrage

Le naufrage constitue un invariable de toute robinsonnade, qu’elle soit littéraire, cinématographique ou encore vidéoludique. Il n’est pas obligatoirement maritime. Dans le roman L’Île mystérieuse de Jules Verne, il prend par exemple la forme d’un accident en ballon dirigeable. Le récit Stranded Deep, The Forest et The Long Dark commence par le crash d’un avion. Subnautica fait quant à lui « vivre » au joueur le « naufrage » d’un vaisseau spatial.

Les robinsonnades vidéoludiques sont nombreuses à débuter au moment du naufrage ou quelques instants avant. Le joueur assiste impuissant au naufrage du héros qu’il s’apprête à incarner. Plusieurs d’entre elles lui font notamment vivre ce tragique évènement, en vue subjective, au travers de scènes semi-interactives.

Stranded Deep débute alors que le héros voyage en avion. Le joueur ne peut diriger le personnage mais peut orienter son regard. Quelques instants après le début du jeu, des turbulences secouent l’engin et, à la suite d’un choc, une ouverture se crée sur une de ses parois extérieures. Un phénomène d’aspiration fait s’envoler les objets et le mobilier de l’appareil. La scène se clôture sur un écran noir. Le joueur prend ensuite le contrôle du héros qui reprend connaissance dans l’avion en partie immergé. Il trouve le moyen de quitter l’appareil et de rejoindre la surface avant que sa réserve d’oxygène ne tombe à zéro. Il nage ensuite jusqu’à un canot de sauvetage, à côté de l’avion en feu en train de couler. Il grimpe dedans et s’y effondre. Il se réveille en plein soleil dans son embarcation de fortune. Il se trouve au milieu d’un archipel qui constitue l’environnement de sa nouvelle existence de naufragé.

Le joueur de Stranded Deep fait l’expérience, en vue subjective, du crash de son avion.

Dans The Forest, le joueur incarne un individu assis dans un avion commercial. Il peut également diriger le regard du personnage. Il remarque être assis à côté d’un petit garçon qui s’avère être son fils. Il ne peut rien faire à part prendre le magazine de survie déposé sur la tablette de l’enfant. Cette action initie la participation du joueur au récit du jeu. Elle déclenche le crash de l’avion. Le vol est perturbé par des secousses. Le héros perd connaissance. Il se réveille ensuite dans l’avion écrasé. Le joueur prend alors son contrôle et débute le récit de robinsonnade.

Le héros de The Forest voyage avec son fils en avion. Le crash de ce dernier se déclenche au moment où le joueur prend le magazine de survie déposé sur la tablette de l’enfant.

La scène d’introduction de Subnautica se déroule à l’intérieur d’un vaisseau spatial. Le joueur incarne à la première personne (via la vue suvjective) un personnage qu’il ne peut pas diriger. Celui-ci monte dans une capsule de sauvetage et s’échappe de la navette spatiale. Il dirige son regard vers une lucarne permettant d’observer l’explosion du vaisseau. L’entrée dans l’atmosphère de la planète du jeu amène des turbulences et provoque le détachement d’une plaque de métal qui heurte le personnage en plein visage et provoque son évanouissement, symbolisé par un écran noir. Le personnage de Subnautica se réveille ensuite dans la capsule de survie en feu, après l’atterrissage de celle-ci sur une planète inconnue. Il se détache et se lève de son siège. Le joueur prend alors en main le héros. Il saisit naturellement un extincteur pour éteindre l’incendie. Il peut ensuite quitter la capsule par une échelle qui le mène sur le toit de celle-ci. Il contemple alors le vaisseau en feu, à moitié immergé dans un océan qui s’étend à perte de vue.

Debout sur sa capsule de survie, le Robinson de Subnautica contemple l’épave en feu de son vaisseau spatial.

Certains jeux ne permettent pas au joueur de faire l’expérience du naufrage. Le crash de The Long Dark, par exemple, est raconté à travers l’écran de chargement qui suit le lancement d’une nouvelle partie en mode « survie ». Il prend la forme d’un court texte  : « À cause d’une mystérieuse tempête géomagnétique, votre avion s’est écrasé dans les immensités sauvages du Nord canadien. Combien de temps survivrez-vous ? ». Au moment où le joueur prend en main le héros, ce dernier est déjà naufragé.

À la suite du naufrage, le naufragé digital se retrouve dans l’environnement de jeu qui peut prendre des formes diverses et variées.

Dans The Long Dark, le naufrage est raconté au début d’une nouvelle partie par un texte présent sur l’écran de chargement.

3.2 L’ « île » des robinsonnades vidéoludiques

Une robinsonnade doit se dérouler, si pas sur une île déserte, dans un lieu qui en présente des caractéristiques similaires : être clos et isolé de la civilisation. La chercheuse Nadia Minerva répertorie des robinsonnades littéraires se déroulant dans des lieux variés, tels que des prairies, le désert, des montagnes enneigées, le ciel et l’espace (3). Ces lieux évoquent des espaces sauvages, coupés du monde, éloignés de la civilisation. Ils présentent les caractéristiques d’une île. Ils ne sont pas fermés sur eux-mêmes comme une île. Ils piègent cependant le héros par leur caractère infini et leur aspect insurmontable, ainsi que par les conditions de survie qu’ils imposent.

Les robinsonnades vidéoludiques ne prennent pas non plus systématiquement pour cadre une île : Stranded Deep se déroule au cœur d’un archipel tropical, The Forest sur une presqu’île au climat tempéré, The Long Dark sur l’île canadienne fictive de Great Bear Island, Subnautica dans les fonds marins d’une autre planète, auxquels s’ajoutent quelques îles. Ces différents environnements piègent, chacun à leur façon, le héros. Ce dernier ne peut pas, du moins dans un premier temps, les quitter et rentrer chez eux.

Le joueur fait apparaître l’insularité de l’espace de jeu à travers ses premières explorations. Dans The Forest, le Robinson vidéoludique est bloqué sur une presqu’île coupée du continent par une chaîne de montagnes insurmontables. Le héros peut quitter les lieux par la mer mais, passé une certaine limite, est automatiquement redirigé vers la terre.  Le monde digital de The Long Dark est divisé en zones connectées dont les limites sont marquées par des montagnes ou des falaises infranchissables et l’océan. Le héros ne peut pas nager. S’il tombe dans l’eau, il est automatiquement remis sur le rivage avec un état de santé critique. D’autres robinsonnades vidéoludiques ne limitent pas explicitement leur espace de jeu mais amènent le joueur à ne pas s’éloigner des zones prévues pour être jouées. Dans Stranded Deep par exemple, les limites de l’archipel sont symbolisées par des bouées jaunes. Les frontières des fonds marins explorables de Subnautica sont gardées par des créatures maritimes fantômes extrêmement agressives.

Le caractère clos de l’espace de jeu piège le héros et transforme celui-ci en Robinson qui, ne pouvant pas rentrer chez lui, est contraint de débuter son entreprise de survie. Ses différentes jauges vitales diminuent en effet rapidement. Il se doit alors de trouver le moyen de ne pas mourir.

3.3 La gestion des besoins vitaux du Robinson vidéoludique

La gestion des besoins vitaux constitue un élément de jeu que nous retrouvons, sauf exceptions, dans toutes les robinsonnades vidéoludiques. Le joueur ne doit pas surveiller une unique barre de vie mais un état de santé détaillé au travers de plusieurs jauges qui conditionnent son expérience de jeu. À son réveil dans l’épave de l’avion, le héros de The Forest apparaît dans un état critique. Des jauges symbolisant sa faim et son niveau d’énergie clignotent en rouge. Des indications de jeu écrites signalent l’urgence de la situation : « Énergie basse, mangez quelque chose ou reposez-vous » et « Affamé, trouvez de quoi manger ».

À la suite du crash aérien, le Robinson de The Forest se saisit d’une hache et quitte l’épave de l’avion. En bas à droite de l’écran, ses jauges d’énergie et de faim sont dans un état critique. Elles deviennent rouge. En bas à gauche, des indications de jeu suggèrent au joueur de trouver de la nourriture et de se reposer.

Au début d’une nouvelle partie, le joueur de The Long Dark découvre en bas à gauche de l’écran la barre de vie de son personnage et ses quatre jauges circulaires de besoin : la chaleur, la fatigue, la faim et la soif. Dès son arrivée dans l’espace de jeu, il voit progressivement les barres de vie se réduire. Leur chute est indiquée par des flèches pointant vers le bas. Elles deviennent rouges lorsqu’elles sont vides. Le joueur doit rapidement trouver de quoi manger et boire, ainsi qu’un endroit pour se réchauffer et se reposer.

Au début d’une nouvelle partie, le héros de The Long Dark, tout juste rescapé du crash de son avion, a froid. Sa jauge de chaleur diminue jusqu’à se vider et devenir rouge. Sa barre de vie, par extension, se vide alors progressivement. À l’approche de la mort du personnage, l’écran de jeu se trouble.

Les actions du personnage doivent être cependant intelligemment pensées car elles accélèrent la descente des jauges de vie. Rester dans le froid et ne pas se réchauffer provoque par exemple un risque d’engelure. Courir précipite la diminution des barres de faim et de fatigue. Une fois cette dernière au plus bas, le héros éprouve des difficultés à se mouvoir et à porter son sac à dos. Précisions que la gestion des besoins de The Long Dark conditionne fortement les actions et décisions du joueur. La mort du personnage met en effet automatiquement fin à sa partie et supprime son fichier de sauvegarde.

Dans Stranded Deep, l’état de santé du héros s’exprime au travers de quatre jauges : vie, faim, soif et résistance au soleil. Ces dernières apparaissent sur la montre du personnage, faisant office d’interface de jeu, qui émet un bip lorsque leur niveau baisse. Elles contraignent le joueur à éviter de se blesser, à se nourrir, à boire et à se protéger des rayons solaires.

Les jauges de besoin du naufragé de Stranded Deep sont indiquées sur la montre de celui-ci.

Subnautica met quant à lui en place quatre barres de besoin : vie, faim, soif et oxygène. Lorsque celles-ci sont basses, elles clignotent en rouge. Le joueur doit particulièrement être attentif à ses réserves d’oxygène pour ne pas périr lors de ses explorations sous-marines.

Au début de Subnautica, la barre de satiété se vide en première. Elle clignote alors en rouge pour signaler son état critique.

La gestion des besoins vitaux constitue un élément de jeu que nous retrouvons, sauf exceptions, dans toutes les robinsonnades vidéoludiques. Elle se veut au centre de l’expérience de jeu. Elle motive les actions et décisions du joueur. Ce dernier est amené, pour survivre, à récolter des ressources, à construire des abris ou encore à fabriquer des outils et des armes. Il est cependant contraint de s’adapter aux spécificités de l’espace de jeu. La satisfaction des besoins vitaux dépend en effet de l’environnement dans lequel est naufragé le héros. L’archipel tropical de Stranded Deep propose en effet au Robinson vidéoludique des conditions de survie foncièrement différentes du Grand Nord de The Long Dark ou des fonds marins de la planète de Subnautica.

 3.4 La survie conditionnée par l’ « île » vidéoludique

Le joueur est, comme tout être humain, influencé par l’environnement dans lequel il se trouve. L’espace de jeu conditionne ses actions et sa manière de mener l’aventure. Il est le fruit d’une élaboration précise et volontaire des créateurs de chaque jeu vidéo. Il influe notamment sur la chute des jauges de santé ainsi que sur le potentiel de satisfaction des besoins vitaux du héros à travers sa concentration de ressources disponibles. Il met en scène des obstacles à la survie du héros qui prennent diverses formes : conditions météorologiques, pénurie ou rareté des ressources, environnement non respirable, présence d’ennemis ou d’une faune agressive.

Le cadre tropical de Stranded Deep est favorable à la du survie du héros. Le joueur trouve dans l’archipel tout ce qui est nécessaire à sa survie. Chaque île contient cependant des ressources. Certaines sont illimitées, tels que des poissons à pêcher. D’autres sont limitées, à l’image des palmiers qui disparaissent à tout jamais après avoir été abattus et qui fournissent le bois nécessaire à la construction des cabanes, de radeaux, de nombreux outils et installations diverses utiles à la survie. La pénurie de certains matériaux, contraint rapidement le joueur à quitter son îlot de départ et partir en quête de nouvelles ressources. L’intensité du soleil de l’archipel tropical de Stranded Deep requiert cependant de se mettre régulièrement à l’ombre. Il impacte la jauge de soif et de résistance aux rayons UV.

Les ressources sont rares dans The Long Dark. Le joueur est donc contraint de constamment explorer l’espace de jeu pour en trouver. Chaque déplacement constitue cependant un danger et peut mener à la mort du personnage. L’environnement polaire et sauvage de The Long Dark définit l’expérience du joueur. La jauge de chaleur du héros chute relativement vite sur l’île. Le joueur doit en permanence la surveiller. Il doit limiter la durée de ses déplacements en extérieur et éviter de sortir lorsque la météo se dégrade. En situation critique, le joueur doit trouver des habits plus chauds, réunir les conditions pour allumer un feu ou encore trouver un abri. De plus, Great Bear Island abrite également des prédateurs tels que des loups et des ours. Ces derniers constituent une menace pour le personnage.

L’environnement de The Forest regorge d’animaux à chasser et d’arbres fruitiers. Les points d’eau douce sont nombreux et il pleut régulièrement pour remplir les collecteurs d’eau bricolés. L’espace de jeu est recouvert en grande partie de forêts. Le bois constitue le matériau de base pour construire des abris et des installations, notamment des défenses pour survivre aux ennemis qui menacent le héros : des mutants et des cannibales.

Subnautica se déroule sur une planète offrant suffisamment de ressources pour ne pas menacer la gestion des besoins vitaux du héros. La rareté de certains matériaux, nécessaires à la fabrication de machines ou d’outils, motive cependant le joueur à explorer de nouvelles zones de l’espace de jeu. L’environnement du jeu, majoritairement aquatique, apparaît cependant par défaut hostile à l’humain. Le héros n’a au départ pas le matériel nécessaire pour y respirer longtemps. La gestion de la jauge d’oxygène est au centre de l’expérience du joueur.

Les spécificités de l’environnement de jeu, couplées aux possibilités offertes au joueur pour agir au sein de ce dernier, définissent le récit de robinsonnade qui n’est jamais neutre. Celui-ci est porteur, intentionnellement ou non, d’une vision du monde particulière, voire d’une idéologie.

4. La robinsonnade vidéoludique comme vecteur d’idéologies

Les recherches sur le genre de la robinsonnade montrent la capacité de celle-ci à véhiculer, de manière positive ou négative, une idéologie particulière et ses valeurs. Le chercheur Brian Stimpson met notamment en avant le fait que le personnage de Robinson Crusoé du roman éponyme, à travers sa vie sur l’île sur laquelle il est naufragé, transmet les valeurs, la culture et l’idéologie de son époque et de sa société d’origine (4). Le genre de la robinsonnade met en effet en scène l’existence d’un naufragé dans un environnement naturel où tout est à construire et élaborer. Chaque Robinson est cependant marqué par la culture de sa société d’origine. Il reflète les préoccupations de son époque et va agir sur son île au regard des valeurs et de l’idéologie du monde qu’il a quitté. Selon Lise Andries, spécialiste de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, les robinsonnades « sont les miroirs complaisants ou sévères que la société veut se donner d’elle-même. » (5).

Le jeu vidéo, au même titre que la littérature, la peinture ou le cinéma, a la capacité de transmettre une image particulière de la société, une critique de celle-ci ou une idéologie. Il implique le joueur dans la construction de son message idéologique. Il le pousse à réaliser des actions spécifiques et à entreprendre des projets particuliers qui valorisent des valeurs idéologiques inscrites au sein des œuvres. Les robinsonnades vidéoludiques valident certaines actions aux détriments d’autres à travers leurs règles du jeu, les spécificités de leur espace de jeu ainsi que les possibilités offertes au joueur pour interagir sur ce dernier.

Les œuvres analysées pour les besoins de notre étude sont porteuses d’une vision du monde singulière. Envisageons quelques pistes de réflexions à ce sujet.

 4.1 Le travail comme valeur et outil de réussite

Les robinsonnades vidéoludiques contraignent le joueur à constamment chercher à satisfaire les besoins vitaux de son personnage. Celui-ci se doit d’être en permanence actif, impliqué dans différentes tâches qui constituent son quotidien : chercher de la nourriture et de l’eau, pêcher et chasser, récolter des ressources, construire, explorer, etc. Il « travaille » en permanence à la survie du héros pour ne pas le voir mourir. Le système de jeu est conçu pour le récompenser de son dur labeur. Il fait l’apologie du travail et instaure ce dernier comme une valeur importante.

De plus, plus le joueur « travaille » et plus il est récompensé. Dans The Forest, plus il abat d’arbres et plus ses constructions seront impressionnantes. Il doit cependant appuyer sur le bouton de sa manette pour déclencher chaque coup de hache qui précède la chute d’un arbre. Le joueur fait donc l’expérience de tâches répétitives et de la gratification qui suit. Dans Subnautica, il explore les fonds marins en quête de matériaux qui lui permettent de fabriquer des objets et des installations technologiquement plus avancées qui lui amènent ensuite un certain confort dans sa survie.

L’interface de construction de The Forest montre le besoin important en bois pour concevoir une cabane.

Le Robinson de The Forest est constamment en quête de ressources. Il récolte ici des baies sauvages pour se nourrir. En bas à gauche de l’écran apparaît la liste des matériaux requis pour construire et fabriquer les constructions et installations voulues par le joueur.

Les robinsonnades vidéoludiques, de manière générale, mettent en scène un individu qui construit seul sa réussite. Elles mettent en valeur l’idée de l’Homme qui réussit dans la vie par l’effort et le travail. Elles ne laissent pas le choix aux joueurs. Si ces derniers n’ont pas la patience et la volonté de s’investir dans les tâches quotidiennes du naufragé, ils verront l’écran de fin de partie.

 4.2 Exploitation des ressources, société de consommation et forme de colonialisme

Les robinsonnades vidéoludiques demandent constamment au joueur de partir en quête de ressources. Les jauges des besoins vitaux du personnage requièrent une quantité importante de ces dernières. Les outils et les installations techniques, ainsi que les constructions servant à se protéger des ennemis et des conditions météorologiques rudes, demandent toujours plus de matériaux. Les armes et outils de certains jeux vidéo, tels que Stranded Deep et The Long Dark, s’usent à force d’utilisation. Le joueur de ces robinsonnades est contraint de les reproduire sans cesse. Il est piégé malgré lui dans le cercle sans fin de la société de consommation. Il fabrique, utilise, jette puis refabrique en permanence.

Le Robinson digital exploite l’espace de jeu de manière drastique pour survivre. Cette exploitation n’est pas sans conséquence sur l’environnement. Dans de nombreuses robinsonnades vidéoludiques, certaines ressources importantes sont épuisables. Dans Stranded Deep par exemple, comme expliqué précédemment dans cet article, les palmiers ne repoussent pas une fois coupés. Ils constituent cependant une source de bois indispensable. Le joueur est contraint d’exploiter l’archipel, île après île, pour survivre. Ces dernières s’appauvrissent alors et voient leur nature modifiée. Plusieurs naufragés digitaux reproduisent en quelque sorte le schéma du colonialisme.

Certains Robinsons vidéoludiques deviennent des colons qui reproduisent leur culture sur l’ « île » digitale au détriment de l’état antérieur de celle-ci. La presqu’île de The Forest, majoritairement composée de forêt, peut-être entièrement déforestée. Le joueur exploite l’espace de jeu, en utilise abondement les ressources, jusqu’à le détériorer et à modifier sa nature. Le héros de Stranded Deep « désexotise » les îles de l’archipel, en abattant leurs palmiers, et les façonnent à son image en y installant des constructions qui reflètent sa culture d’origine. Il peut s’approprier l’environnement de jeu, voire le coloniser, entièrement. Motivé par sa survie, il transforme l’espace de jeu en colonie. Stranded Deep, par exemple, contraint le joueur à recréer dans son récit l’histoire du colonialisme. Le héros épuise rapidement les ressources de son îlot de départ et n’a pas d’autre choix que d’exploiter les autres îles de l’archipel et de les « conquérir ».

Fait intéressant, il est possible de trouver une étiqueteuse dans des épaves maritimes de Stranded Deep. Cet objet permet de donner un nom à la faune et la flore de l’archipel. Elle donne la possibilité de nommer un élément en particulier mais pas de modifier leur appellation générique. Lorsque le joueur baptise un crabe, par exemple, il ne renomme pas tous les êtres de son espèce. Il singularise un animal et marque sa maîtrise dessus. Il se positionne alors en colon qui baptise, au regard de sa culture, un nouveau monde à conquérir. Il est intéressant de constater que cette action se détache du projet initial de survie du héros pour rejoindre celui d’une forme de colonisation culturelle de l’environnement.

D’autres robinsonnades vidéoludiques ne permettent cependant pas à leur naufragé d’exploiter et de coloniser l’espace de jeu d’une telle manière. The Long Dark et Subnautica semblent notamment véhiculer des valeurs écologiques qui contrastent avec celles portées par Stranded Deep et The Forest.

 4.3 L’écologie et l’échec de la société de consommation

Subnautica et The Long Dark n’encouragent pas la surproduction d’objets et la surexploitation de l’environnement de jeu. Ils véhiculent des valeurs écologiques. Subnautica amène notamment le joueur à alimenter ses outils avec des batteries rechargeables et ses bases avec des modes de production d’énergie respectueux de l’environnement, tels que des panneaux solaires et des bioréacteurs. Il engage le joueur à réparer ses constructions et installations cassées, à l’aide de l’outil nommé « réparateur », plutôt que de les remplacer par des nouvelles.

Dans The Long Dark, les ressources sont rares. Le jeu prône le recyclage et la réparation des outils et équipements. Le joueur peut décomposer des objets pour en obtenir les matériaux de base. Il récolte, par exemple, du tissu en recyclant de vieux vêtements usés. Il peut également remettre en état ces derniers à l’aide de matériel de couture. Il utilise chaque partie des animaux chassés, mêmes les boyaux qu’il fait sécher en vue d’élaborer la corde d’un arc. The Long Dark décourage le joueur à collecter en masse les ressources de Great Bear Island. Le Robinson ne peut porter dans son sac qu’une quantité limitées d’objets et de matériaux. Si celui-ci est trop lourd, il ralentit ses déplacements et consomme des calories inutilement.

L’espace de jeu de The Long Dark semble mettre en avant l’échec de la société de consommation et du capitalisme sur Great Bear Island, à travers de nombreux bâtiments, objets et machines abandonnés. Le héros découvre notamment des voitures, des magasins et une banque à l’abandon. Il trouve dans cette dernière des liasses de billets de banque qui n’ont alors plus d’autre d’utilité que de servir de combustible pour alimenter un feu.

La robinsonnade de The Long Dark ne constitue pas le récit de la victoire de l’Homme sur le sauvage, de la culture sur la nature. Son héros a peu d’impact sur son environnement. Il ne peut pas modifier ce dernier. Il n’a, par exemple, pas de hache pour couper les arbres. À l’inverse du naufragé d’autres robinsonnades, il ne peut pas s’approprier la nature ni la dompter. Le héros est peu de chose face à la puissance et la grandeur de la nature. Les prédateurs et les conditions météorologiques extrêmes peuvent mettre rapidement fin à ses jours. La nature, à travers le magnifique décor du jeu, constitue également un objet de contemplation.

Il est intéressant de préciser que The Long Dark affiche ouvertement son engagement pour la préservation de la nature. À son démarrage, un texte affirme que la société de développement du titre « ne cautionne pas la destruction aveugle de la faune ». Un autre explique que les ventes du jeu ont permis de planter des milliers d’arbres.

5. Conclusion

Environ trois cents ans après la publication du roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe, la robinsonnade est toujours aussi vivante. Elle constitue aujourd’hui un genre vidéoludique, au même titre que cinématographique et littéraire. Elle peut être considérée comme un sous-genre du jeu de survie qui se singularise à travers les thèmes et les épisodes narratifs hérités du genre de la robinsonnade.

La robinsonnade vidéoludique n’existe qu’à travers l’acte de jouer du joueur. Ce dernier semble, au premier abord, libre de mener son aventure comme il le souhaite. Il est cependant guidé dans ses actes par la structure des jeux vidéo. Celle-ci l’amène à faire du héros du jeu, par ses décisions et ses actions, un Robinson. Elle lui fait vivre virtuellement un naufrage. Elle le propulse dans un environnement de jeu, généralement hostile, au sein duquel il est coincé et dans lequel il doit survivre. Elle le confronte aux règles du jeu et aux mécaniques de jeu particulières, telles que la gestion des besoins vitaux du héros.

La robinsonnade vidéoludique ne permet pas littéralement au joueur de faire l’expérience d’un naufrage et de la survie sur une île. Elle lui donne cependant la possibilité d’être aux commandes d’un Robinson virtuel et d’expérimenter, à travers celui-ci, l’aventure d’une robinsonnade particulière, porteuse d’une vision du monde idéologiquement marquée.

(1) PAPALE (Luca), « Beyond Identification: Defining the Relationships Between Player and Avatar », dans Journal Of Games Criticism [En ligne], volume 1, n° 2, 2004. Url : http://gamescriticism.org/articles/papale-1-2 (dernière consultation le 24/05/2022).

(2) Exemples de « Let’s Play narratif » réalisé avec des œuvres de notre corpus :

LE BAZAR DU GRENIER, « (Let’s play Narratif) Stranded Deep – Episode 1 – Belle île en mer », dans YOUTUBE, youtube.com, 19/05/2018. (dernière consultation le 24/05/2022).

RYLÉ : LE JOURNAL D’UN SURVIVANT, « Chapitre 1: [L’ATTERRISSAGE? ] THE FOREST / Let’s play narratif. Le journal d’un survivant », dans YOUTUBE, youtube.com, 12/03/2017. (dernière consultation le 24/05/2022)

(3) MINERVA (Nadia), « I Robinson francesi del secondo Ottocento », dans GNOCCHI (Maria Chiara) et IMBROSCIO (Carmelina), eds., Robinson dall’avventura al mito « Robinsonnades » e generi affini, Bologne, Clueb, 2000, p. 106.

(4) STIMPSON (Brian), « Preface », dans SPAAS (Lieve), STIMPSON (Brian), eds, Robinson Crusoe : Myths and Metamorphoses, Londres, Palgrave Macmillan, 1996, p. IX.

(5) Andries (Lise), « Les accessoires de la solitude », dans ANDRIES (Lise) dir., Robinson, Paris, Éd. Autrement, coll. « Figures mythiques », 1996, p. 24.

Simon D’AMBROSIO, lauréat du Prix BiLA 2022

 

Le présent article est inspiré du mémoire universitaire : D’AMBROSIO (Simon), La robinsonnade vidéoludique. Réappropriation d’un genre par le jeu vidéo, mémoire en Langues et littératures françaises et romanes, Université de Liège, 2022. Pour aller plus loin : ludographie et bibliographie.

Les illustrations constituent des captures d’écran réalisées au cours de session de jeu sur Stranded Deep, The Long Dark, The Forest et Subnautica.

 

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