Rencontre – Thomas Lavachery – au cœur de l’aventure

Depuis près de vingt ans, Thomas Lavachery développe une œuvre singulière et variée essentiellement tournée vers la littérature jeunesse. Après des débuts comme auteur de bande dessinée et réalisateur de documentaires, il connaît son premier succès littéraire en 2004, avec la sortie du premier tome de la série Bjorn le Morphir. Depuis, il a publié près d’une vingtaine de romans destinés à la jeunesse ainsi que plusieurs albums et essais, pour la plupart à l’école des loisirs. Depuis quelques années, il s’essaye également à la littérature générale, avec deux romans aux éditions Esperluète : Le Cercle (2021) et Le Netsuke (2022). Lauréat du prix Sorcières à deux reprise, du Grand Prix triennal de littérature de jeunesse de la Fédération Wallonie-Bruxelles et plusieurs fois nommé pour les prestigieux Prix commémoratif Astrid-Lindgren et Prix Hans-Christian-Andersen, son travail est particulièrement apprécié et reconnu. L’auteur et illustrateur est également un lecteur attentif et un grand amateur des classiques de la littérature d’aventures dans lesquels il puise une part importante de son inspiration. Alors qu’il vient de signer l’affiche de la sixième édition de notre Festival des Littératures d’Aventures, Thomas Lavachery nous a aimablement accordé un entretien. L’occasion pour la BiLA de revenir sur son travail et sur son rapport à la littérature d’aventures.

Avec votre dernier roman paru à l’école des loisirs, Henri dans l’île, vous vous inscrivez dans une des plus anciennes traditions du roman d’aventures et rendez hommage à l’un de ses textes fondateurs : Robinson Crusoé de Daniel Defoe. La robinsonnade connaît un succès important depuis près de trois siècles mais se décline aujourd’hui principalement dans d’autres genres, comme la science-fiction et d’autres médias, comme le jeu vidéo. Pourquoi avoir opéré ce retour aux sources ?

C’est une question d’inspiration. Le présent et le futur n’excitent pas suffisamment mon imagination. Le Moyen Âge, le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle sont mes époques de travail, si je puis dire. Ce sont celles que j’ai envie d’habiter en tant qu’auteur. Une lectrice m’a dit un jour qu’elle aimerait lire une histoire de moi où il y aurait des smartphones. J’ai répondu que je doutais de pouvoir jamais la satisfaire.

J’oubliais que j’ai publié récemment Le Netsuke, une chronique romanesque et quelque peu autobiographique qui se déroule à Bruxelles dans mes années de jeunesse. Pas de téléphones portables, mais des voitures, des télévisions et des baladeurs. Après cette expérience, je suis retourné dare-dare vers un passé plus lointain avec un roman (à paraître) qui se déroule en Amérique au moment de la Grande Dépression.

La robinsonnade, relativement codifiée, impose ses thématiques comme ses passages obligés et loin de les révolutionner, vous préférez en jouer de manière assez subtile. Au-delà de l’époque, qu’est-ce qui excitait votre imagination dans le genre ?

Je rêvais d’écrire une robinsonnade depuis très longtemps. J’en ai lu beaucoup, c’est un genre que j’adore. Révolutionner n’était pas mon but : je voulais en effet marcher dans les pas de Defoe et de Jules Verne. Renouveler me semblait en revanche une obligation, un devoir. C’est la raison pour laquelle il m’a fallu tant d’années avant d’oser me lancer. L’autorisation m’a été offerte le jour où j’ai trouvé mon idée, celle qui me donnait l’espoir de façonner une aventure originale. Comme souvent chez moi, cette idée a pris la forme d’une image mentale. J’ai eu la vision d’une bête énorme (je ne dirai pas laquelle) sur un fond de nature sauvage et de mer. « Ce sera mon Vendredi, ai-je pensé, et mon roman traitera d’une relation entre un homme, le naufragé, et un animal. »

Le titre Henri dans l’île rappelle celui sous lequel les lecteurs francophones ont longtemps connu l’un des derniers romans de Jack London, Jerry dans l’île et constitue ainsi un indice sur la nature de votre Vendredi. Est-ce dû au hasard ou est-ce un clin d’œil de votre part ?

Le titre est en effet un clin d’œil à Jack London. Jerry dans l’île se trouvait dans la bibliothèque de mes parents, et j’ai dû le lire à 12 ou 13 ans. Mais mon choix constitue avant tout un hommage à mon grand-père Henri Lavachery. Il avait fait partie de l’expédition franco-belge de 1934 à l’île de Pâques, une aventure scientifique à laquelle j’ai consacré un mémoire, un livre et un film. Je lui ai d’ailleurs dédié mon roman, comme vous l’aurez noté.

Vous vous êtes fait connaître du grand public grâce au succès de votre première série de romans : Bjorn le Morphir (publiée à partir de 2004). Son univers, d’inspiration médiévale-fantastique qui nourrira d’ailleurs d’autres romans comme Le Voyage de Fulmir (2019), vous a régulièrement associé au genre de la fantasy. Vous vous considérez cependant plutôt comme un auteur de romans d’aventures. Ces notions sont-elles importantes pour vous ? Que disent-elles de votre travail ?

Je suis objectivement un auteur de fantasy. Plus de la moitié de mes romans appartiennent à ce genre. Si je préfère me classer du côté de l’aventure, c’est d’abord parce que le mot est plus beau que le terme « fantasy », ensuite parce que mes auteurs fétiches, mes parrains fondamentaux, ont pour nom Alexandre Dumas, Jules Verne, Robert Louis Stevenson, Richard Hugues, J. M. Falkner, Pierre Mac Orlan… Un autre écrivain qui m’a énormément marqué, envers qui j’ai une dette, c’est Robert Merle. J’ai lu les quatre premiers tomes de sa série Fortune de France une bonne dizaine de fois. J’ignore ce qui m’a retenu d’évoquer son influence jusqu’ici. Un snobisme inconscient, dû au fait qu’il a été un auteur à succès, un romancier vraiment populaire ? Je profite de notre conversation pour réparer cet oubli et saluer Robert Merle. Bjorn le Morphir lui doit sacrément plus qu’à Tolkien… que j’aime aussi beaucoup, cela va sans dire.

L’univers très réaliste de la série de romans historiques Fortune de France s’éloigne pourtant largement du cadre de Bjorn le Morphir. Quel(s) aspect(s) de l’œuvre de Robert Merle a influencé votre écriture ? La manière d’explorer l’univers fictionnel à travers les yeux du personnage-narrateur, que l’on suit de l’enfance à l’âge adulte ?

Le choix d’un personnage-narrateur qui se souvient des années après, disposant du recul et d’une certaine maturité de jugement, m’a été inspiré par plusieurs auteurs. Merle en fait partie, mais je citerais également Stevenson (L’Île au trésor), J. M. Falkner (Moonfleet) et Mac Orlan (L’Ancre de miséricorde).

Ma lecture de Fortune de France a été si vorace et répétée que les événements de la série, ses personnages, ont fini par faire intimement partie de mon existence. Comme créateur, je les ai mis à contribution comme des expériences ou des amis personnels. La vie et la fiction sont objectivement des sources d’inspiration différentes. Dans les faits, cependant, un auteur les utilise sensiblement de la même manière, qui est le plus souvent inconsciente. Illustration : Je me suis inspiré du maestro Giacomi, compagnon de Pierre de Siorac, pour créer Svartog Long-Bras, et de mon beau-père pour façonner le personnage de Ketill le Rouge. Le zézaiement de Samson de Siorac, frère de Pierre, est sans doute à l’origine de celui du demi-troll Dizir. Les rapports entre Bjorn et sa fiancée Sigrid ressemblent à ceux que j’avais avec mon épouse au début de notre relation. La petite sœur de Bjorn doit beaucoup à celle de Siorac. La querelle religieuse entre les parents de Bjorn le Morphir est empruntée à Merle tandis que le rapport de Bjorn aux animaux vient de mes parents et de moi-même…

Bien avant que l’on parle de littérature young adult, le genre de l’aventure et ses plus grands représentants ont très vite éprouvé la porosité entre le public adulte et le public jeunesse. Qu’elles s’adressent avant tout aux enfants mais touchent aussi les adultes (Verne, Stevenson) ou qu’elles fassent le chemin inverse (Alexandre Dumas), ces œuvres ont largement dépassé leur public cible. Même si vous êtes plutôt étiqueté « auteur jeunesse », vos romans semblent aussi participer de cette dynamique. Comment traitez-vous ces questions lorsque vous écrivez ?

Lorsque j’écris des romans pour la collection Médium de l’école des loisirs (12-15 ans), je veille à ne pas dépasser certaines limites. J’y vais mollo avec la violence, même si certains lecteurs (adultes) ne seraient pas de cet avis. Je donne un peu plus d’explications que dans mes rares romans de littérature générale. S’agissant du vocabulaire, je me surveille afin d’être lisible par le plus grand nombre. Cela posé, je mets la barre le plus haut possible, artistiquement parlant. Les adolescents ont droit à la meilleure littérature, et je fais tout ce que je peux, compte tenu des moyens qui sont les miens, pour être digne de cette idée. Ni condescendance, ni simplification abusive. L’être humain regardé avec lucidité, dans ses beaux aspects comme dans ses pires travers. Une langue accessible, je l’ai dit, mais soignée, raffinée à l’occasion. Dépasser mon public cible me ravit chaque fois que je rencontre un adulte qui me lit pour son plaisir égoïste, et pas seulement par devoir professionnel. Mais c’est une joie secondaire au regard de celle que j’éprouve quand je captive une jeune lectrice ou un jeune lecteur avec mes bouquins pas si simples.

Si des pans entiers de la littérature d’aventures sont aujourd’hui considérés comme d’un autre temps, c’est aussi parce que, au-delà des questions purement littéraires, ils ont charrié avec eux une idéologie paternaliste, colonialiste voire franchement raciste. Dans certains de vos textes, comme j’irai voir les Sioux ou Rumeur, vous vous confrontez aux imaginaires les plus connotés du genre, celui du western, celui de la jungle dite alors « sauvage », pour y injecter une vision plus personnelle qui, sans angélisme cependant, est empreinte de beaucoup plus de tolérance et d’ouverture. Y avait-il, chez vous, une volonté de réhabilitation de ces imaginaires ou étiez-vous animés du simple plaisir d’en explorer les espaces ?

Offrir une vision décrassée des stéréotypes et des vieux réflexes paternalistes faisait bel et bien partie de mes intentions. J’ai étudié l’histoire de l’art en me spécialisant dans les civilisations non-européennes. Les cours d’anthropologie m’ont passionné entre tous, et j’ai découvert un monde que j’ignorais : celui des sociétés traditionnelles dans leur complexité. La découverte de Lévi-Strauss, de Malinowski, de Philippe Descola, de Pierre Clastres… a représenté un choc, l’une des grandes initiations de ma vie. Si j’avais eu des notions d’anthropologie avant d’entreprendre mes études universitaires, c’est de ce côté-là que je me serais dirigé.

L’illustration a toujours constitué une part importante de votre travail mais la place qui lui est accordée dans vos romans a varié avec le temps. De Bjorn qui n’en contient aucune à Rumeur en 2019 ou Henri dans l’île en 2022 qui, en plus des multiples dessins en noir et blanc, proposent des cahiers centraux regroupant une série d’illustrations pleine page et colorisées, l’évolution est assez spectaculaire. Même Le Cercle, publié aux éditions Esperluète en 2021, en contient ; ce qui constitue assurément une rareté en littérature générale. Pourquoi cette place de plus en plus importante donnée à l’image ?

L’illustration est un domaine qui m’a toujours intéressé. La bibliothèque familiale recelait quelques éditions anciennes et démantibulées de romans illustrés du XIXe siècle : Verne, Wyss, Fenimore Cooper… Les gravures de cette époque me transportaient. L’idée d’illustrer mes propres récits m’est venue très tôt, il me fallait seulement l’occasion. Elle s’est présentée lorsque Bjorn le Morphir a été réédité pour la première fois. J’ai timidement demandé à mon éditrice si je pouvais ajouter des dessins. Elle a accepté. C’était une espèce de faveur, car à l’époque la collection Médium, sauf erreur de ma part, n’était jamais illustrée. Aujourd’hui les choses ont changé, tant à l’école des loisirs que dans l’édition jeunesse en général. Après une éclipse de l’illustration pour adolescents, on assiste à son heureux retour en force. Je profite du mouvement, encouragé par mon éditrice, Véronique Haïtse. C’est elle qui a eu l’idée du cahier central en couleur de Rumeur.

Un retour qui percole d’ailleurs jusque dans l’édition adulte où les propositions commencent à se multiplier, principalement dans les littératures de genre ; je pense aux rééditions de James Crumley chez Gallmeister, aux albums illustrés de François Baranger autour de l’œuvre de Lovecraft chez Bragelonne ou encore des romans illustrés par Nicolas Fructus aux éditions du Bélial’. À la différence de ces derniers, vous avez la particularité d’illustrer vous-même vos romans. Comment s’articule chez vous ce double travail créatif d’illustration et de rédaction ?

Quand je crée un album pour les enfants, la conception du texte et des images se fait en même temps. L’un ne va pas sans l’autre, l’histoire est contée à la fois par les mots et par les illustrations. Le cas du roman est tout différent. J’écris mon texte sans penser une seconde aux illustrations. Les images mentales qui affluent en cours d’écriture ne préfigurent pas, ou alors très peu, les futurs dessins. Il faut savoir que je prends mes crayons et mes pinceaux une fois le roman terminé, approuvé par l’éditeur, et le plus souvent des semaines après avoir posé le point final.

Sur le travail lui-même, le choix des sujets, le style, la technique… je pourrais parler longtemps. Disons simplement que je cherche de plus en plus à rester dans l’évocation, à ne pas cadenasser les visions du lecteur. Un dessin trop précis et descriptif, comme l’est souvent celui des bédéastes, a le défaut de prendre une place envahissante. J’essaie d’accompagner l’imagination du lecteur, de la stimuler, pas de la remplacer. Les illustrateurs des Jules Vernes – Ferat, Riou, Neuville, Benett et consort – ont été mes modèles sous ce rapport. Je suis bien loin de les égaler, mais je m’inspire de leur science de la composition onirique.

Vous avez réalisé un dessin inédit pour illustrer l’affiche de la sixième édition du Festival des Littératures d’Aventures de la BiLA. L’objectif visait à évoquer le genre de l’aventure dans une illustration à destination d’un grand public. Vous avez fait un choix très audacieux et singulier, bien éloigné des représentations stéréotypées associées au genre. Comment avez-vous abordé cette demande et en êtes-vous arrivé à ce résultat ?

J’aurais pu réaliser une composition associant divers motifs liés au genre : un sous-marin, un coffre au trésor, une île déserte, un trappeur sur son traîneau à chiens, une baleine tueuse… Les illustrations de ce type me semblent avoir deux défauts : elles manquent d’originalité et sont souvent confuses. C’est pourquoi je désirais un sujet unique, une image que l’on puisse appréhender d’un coup d’œil. Vous m’aviez par ailleurs confié que ce sont les dessins de Rumeur qui vous ont fait penser à moi pour ce travail. Je les ai regardés afin de me rafraîchir la mémoire, et le jaguar de la page 58 s’est imposé pour m’inspirer l’affiche du Festival. D’un gros plan, j’ai tiré un portrait en pied. Le fauve, humanisé, se retrouve pourvu d’une coiffe et d’un ornement nasal borodos. L’ambiance de cette vision nocturne doit beaucoup à la mise en couleur de Denis Roussel.

Votre prochain livre à paraître en début d’année prochaine ne sera pas une fiction mais un essai intitulé L’artisanat du roman. Pouvez-vous nous présenter ce projet au titre intrigant ?

Il s’agit d’un ouvrage sur la technique du roman. Il s’inspire du cours de pratique de l’écriture pour la jeunesse que j’anime à l’Université de Lille depuis 2011. On y trouvera mes réflexions sur les grands ressorts du roman – l’intrigue, les personnages, les descriptions, les dialogues… – ainsi que des exercices d’écriture. Le livre sera publié à L’École des Lettres (l’école des loisirs) au début de l’année prochaine. Le texte de quatrième de couverture se termine par cette phrase : « L’Artisanat du roman propose une initiation personnelle et passionnée à ce métier si beau : romancier. »

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