La bande dessinée de fantasy 2 : de Druillet aux Terres d’Aran

Nous profitons de l’arrivée d’un nouveau rédacteur BD sur notre blog pour vous proposer un petit article comblant les vides laissés par notre première approche de l’histoire de la fantasy en bande dessinée publiée en février dernier (et à retrouver ici). L’occasion de parcourir la production contemporaine et de revenir sur quelques incontournables du genre. Bonne lecture !

La fantasy adulte

Richard Corben

Grand Prix de la Ville d’Angoulême en 2018, peu de temps avant de disparaître, ce dessinateur exceptionnel des corps en mouvement, notamment féminins, et de mondes de fantasmes sans tabou, typiques de sa génération, aura donné à la BD fantasy trois œuvres majeures, Rolf, Den et Bloodstar. Cette dernière est inspirée de la nouvelle La Vallée du ver écrite par Robert E. Howard, le créateur de Conan. Rolf est l’histoire d’un chien humanisé, amoureux fou de sa maîtresse, et Den, la quintessence de son art, est sous-titré fort justement, « Le Voyage fantastique à Nullepart ». Car nous sommes vraiment emportés ailleurs avec ce Den, héros chauve et nu à la musculature impressionnante, face à une reine cruelle mais irrésistiblement attirée par lui. Il combat des animaux fabuleux dans un univers de pierre, d’eau et de feu, poussé sans cesse dans la quête de sa promise, Kath. Un must.

Philippe Druillet

Quand Philippe Druillet déboule en février 1970 dans les pages de Pilote, c’est une réelle bombe graphique qui explose aux yeux des lecteurs. Druillet ne dessine pas de la fantasy, il est la fantasy. Autant par son aspect physique (massif, des bagues à chaque doigt, parlant haut et fort) que par ses dessins flamboyants, sauvages et habités. Classé en SF, il déborde des restrictions de genre, et l’influence de H.P. Lovecraft et de Michael Moorcock est visible et revendiquée, ce n’est pas un hasard s’il illustrera des couvertures pour les traductions françaises de Conan ou des recueils du maître de Providence. Outre les histoires courtes et impressionnantes contenues dans Les Six Voyages de Lone Sloane, ses deux albums majeurs, Yragaël et Urm le fou (réunis en intégrale), sont des joyaux d’heroic fantasy ainsi que son Vuzz, désespéré, drôle et impitoyable.

Jean-Claude Gal

Dessinateur révélé dès les premiers numéros de Métal Hurlant en 1975 avec Les Armées du Conquérant, sa minutie et son souci du détail l’empêchaient d’aller vite et une vie trop brève acheva de donner à son œuvre un air d’inachevé. Pourtant, il nous reste quelques sublimes pépites de ce grand dessinateur réaliste d’heroic fantasy, qui savait croquer le désert comme personne (ses BD donnent soif !) dans un univers de Rome uchronique et violente (Arn), mêlée à l’architecture du Maghreb et pétrie d’une sensualité unique (La Passion de Diosamante).

Aleph-Thau

Née du cerveau en ébullition du scénariste Alejandro Jodorowsky et d’un jeune prodige du dessin de 21 ans, Arno, cette série initiatique sous perfusion Tolkien et Mœbius, publiée initialement en 1982 dans Métal Hurlant, est un grand succès mérité de la BD fantasy. Aleph-Thau, jeune garçon naïf né sans membres, va peu à peu se reconstituer, physiquement mais aussi spirituellement, dans un monde de magie, de monstres et de lutins. Il est amoureux de la belle Diamante et devra affronter de nombreux périls avant d’arriver à la réalisation de sa quête. Un classique du genre.

Sláine

Le scénariste anglais Patt Mills a inventé ce personnage de guerrier extrêmement violent pour le magazine 2 000 AD en 1983. De nombreux dessinateurs ont œuvré sur cette série mais c’est certainement Simon Bisley qu’on retiendra le plus, de part l’énergie, le sens de la caricature et la beauté de son trait. Sláine est inspiré principalement de mythologies, celte irlandaise et nordique, agrémentées d’une bonne pinte d’humour noir.

Le Grand Pouvoir du Chninkel

Apparu comme un OVNI à l’automne 1986 dans le mensuel (A Suivre), ce Chninkel de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski, initialement en noir et blanc, lorgne volontairement vers Tolkien avec tous les codes de la fantasy usuelle (magie, quête, combats…) dont une esthétique et des éléments de scénario empruntés au film d’animation Dark Crystal mais mélangés à d’autres influences très diverses et baignant dans un fort parfum d’érotisme. Face à un dieu cruel, le héros, J’on, accomplit son destin. Nous le suivons sans faiblir jusqu’au dénouement dans ce remarquable album, tant au niveau du dessin que de la narration et des dialogues, immergés dans ces 160 pages d’une œuvre BD assurément exceptionnelle.

 

La fantasy contemporaine

Okko

L’imaginaire BD fantasy occidental n’est pas le seul a inspirer les auteurs, certains se sont tournés vers l’univers du Japon médiéval agrémenté de fantastique. Parmi les plus remarquables, le dessinateur Hub et sa série Okko, un samouraï errant, sans maître, un rōnin. Dans ce road movie graphique, il est accompagné de trois personnages très différents les uns des autres, le géant Noburo au visage masqué, Noshin, bonze fantasque, grand buveur, et Tikku, jeune pêcheur. Nos héros, durant cinq diptyques s’étalant de 2005 à 2015, arpentent les contrées de l’empire du Pajan (totalement inventé), chassant les démons, poursuivis eux-mêmes, avant d’atteindre enfin, pour le personnage-titre, le monastère des Lunes-d’Ambre.

Ralph Azham

Série de Lewis Trondheim (déjà co-auteur de Donjon) publiée dans Spirou de 2010 à 2019 et éditée en douze albums. Elle raconte l’histoire d’un anti-héros, paresseux et indiscipliné, Ralph Azham, un canard anthropomorphe au bec bleui, issu d’un village moyenâgeux qui le rejette et le méprise. Il est doté d’un pouvoir particulier et saugrenu (il connaît le nombre d’enfants de toute personne qu’il rencontre) et réussira à devenir surintendant du royaume d’Astolia. Ces aventures farfelues, peuplées de personnages hauts en couleur et de dialogues savoureux, sont agrémentées de réelles réflexions tragiques sur la vie. Ralph Azam est du Trondheim pur jus, de la fantaisie intellectuelle injectée dans la fantasy.

Terres d’Arran : Elfes, Nains, Orcs & Gobelins, Mages

Commencée en 2013 avec Elfes, la série-concept « Terres d’Arran », conçue par Jean-Luc Istin et Nicolas Jarry aux éditions Soleil, se décline aujourd’hui en quatre arcs narratifs qui se développent et se recoupent sous leur égide, grâce au travail d’un groupe de scénaristes et dessinateurs différents, permettant une parution soutenue des albums. Le cadre est un univers façon Seigneur des Anneaux de Tolkien et jeux de rôles adjacents (Donjons & Dragons, Warhammer, Warcraft), la cohérence de l’ensemble étant assurée par David Courtois. Les Elfes sont divisés en cinq peuples (Elfes bleus, Elfes sylvains…) avec, pour chacun, leurs traditions, des héros souvent récurrents (Lanawyn, Alyana…) et des histoires à suivre.

À parti de Nains (2015), chaque album est conçu en one-shot. Les Nains sont classés en six ordres (Forge, Talion, Temple…), publiés en alternance, avec un personnage principal différent (Redwin de la Forge, Ordo du Talion…).

Orcs & Gobelins (2017) suit une trame similaire mais seulement en fonction des deux peuples indiqués dans le titre générique (Turuk, Myth…).

Enfin, Mages (2019) est conforme à ligne précédente dans le registre magique (Aldoran, Eragan, Altherat…).

Toujours en expansion, la série tend récemment à s’étendre avec une fantasy prenant corps sur d’autres continents (« Terres d’Ogon » à la teneur très africaine), le tout regroupé sous le titre générique de « Monde d’Aquilon ». En tout, près de quatre-vingt-dix albums sont parus ou à paraître.

Jean-Luc Istin, à l’imagination débordante, est aussi directeur de la collection « Soleil Celtic » qui regroupe des albums et séries ayant trait à la mythologie et à la culture celtique.

Les 5 Terres

On est surpris et séduis par cette série ambitieuse et zoomorphique, débutée en 2019, trente tomes sont attendus ! Elle est écrite par Lewelyn, un pseudonyme d’un collectif d’auteurs (David Chauvel, Mélanie Guyard, Patrick Wong) et dessinée de manière réaliste et méticuleuse par Jérôme Lereculey. Les premiers albums se concentrent sur Angleon où réside un peuple de félins, dans un décor oscillant entre Moyen Âge et Antiquité gréco-romaine. La suite nous emporte au royaume de Lys, composé de singes, dans un cadre oriental, Chine et Japon anciens mélangés. Intrigues de palais et querelles de pouvoir sont les moteurs de cet univers qui n’oublie cependant pas l’action et les rebondissements de scénario.

Conan

Conan est le principal archétype du héros d’heroic fantasy, parlant plus avec son épée qu’avec sa langue, évoluant dans un monde imaginaire, entre la fin de l’Atlantide et les débuts des civilisations antiques, entouré de guerriers sanguinaires, de femmes fatales, de mages, de démons et de voleurs. Publié par l’écrivain texan Robert E. Howard aux États-Unis en nouvelles, sans souci chronologique, de 1932 à 1935, et repris par d’autres après sa mort, Conan n’apparaît sous sa forme BD qu’en 1970, grâce à l’insistance du scénariste Roy Thomas auprès de l’éditeur de la Marvel, Stan Lee. Il s’adjoint un jeune dessinateur anglais, méconnu à l’époque, Barry Smith, bientôt remplacé sur le long terme par John Buscema, le succès est au rendez-vous. Les comics sont traduits en France à partir de 1976, deux films assoient la renommée du barbare ainsi que les illustrations magnifiques des couvertures des recueils de nouvelles en poche réalisées par Frank Frazetta.

Depuis 2018, des artistes européens et coréens chez l’éditeur Glénat réalisent de nouvelles adaptations BD des manuscrits originaux, sous l’appellation de Conan le Cimmérien. Chaque album est réalisé par un couple d’auteurs ou un auteur complet qui développe l’histoire choisie en un seul volume. Treize albums sont déjà parus, vingt-et-un sont prévus, sous l’autorité de Patrice Louinet, le traducteur de Howard qui fait autorité aujourd’hui. De grands noms du scénario (Christophe Bec, Jean-David Morvan, Luc Brunschwig…) et du dessin (Virginie Augustin, Didier Cassegrain, Jae Kwang Park…) participent à cette aventure de haut niveau.

Gilles Poussin (Historien de la bande dessinée)
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