Avec ses six albums publiés en français par Novedi/Hachette entre 1979 et 1982, Les Gentlemen (en VO : Gli Aristocratici) n’a pas eu beaucoup plus de chances. Non seulement une infime partie seulement de ce qu’ont créé Alfredo Castelli et Ferdinando Tacconi au fil des années 1970 est ainsi à notre disposition, mais la série est depuis tombée dans l’oubli, ne suscitant que l’intérêt des nostalgiques ou des amateurs de curiosités vintage. En Italie, pourtant, le titre, régulièrement réédité dans son intégralité, jouit encore d’un grand prestige, et est reconnu pour occuper une place de choix dans l’histoire du 9e art transalpin.
Création des Gentlemen
Tout commence en 1972, à un moment charnière de la bande dessinée populaire italienne. Dans la lignée du Corriere dei Piccoli, destiné à la jeunesse, le Corriere dei Ragazzi commence sa carrière en kiosques. Dans l’esprit de son rédacteur en chef, Giancarlo Francesconi, ce nouveau titre doit préparer les jeunes lecteurs à une transition progressive vers l’âge adulte – autrement dit, en toute logique, vers le Corriere della Sera. Conformément à cette ambition, les bandes dessinées jouissent d’une plus grande liberté, le traitement des thèmes abordés se fait sous un angle plus mature, et l’aventure prend le dessus sur les histoires humoristiques. C’est dans ce contexte que Castelli et Tacconi créent Les Gentlemen en 1973.
Héros et hors-la-loi
L’originalité de la série tient au statut de hors-la-loi de ses héros : des gentlemen-cambrioleurs. À l’époque, dans le cadre d’une publication jeunesse soumise à la censure des autorités et à un certain code moral, la chose n’a rien d’évident. La série propose ainsi un nouveau modèle, celui d’anti-héros déjà largement représentés par le cinéma contemporain. Ces Gentlemen forment une association de monte-en-l’air avec chacun un rôle bien spécifique. Le Comte, le personnage le plus âgé, s’impose comme le cerveau de la bande, fin stratège toujours maître de son sang-froid et jamais à court d’idées abracadabrantesques pour mener à bien les missions qu’il se donne. Il incarne l’aristocrate anglais dans toute sa splendeur stéréotypée : maintien rigide, vocabulaire choisi et snobisme cultivé, exprimant volontiers son mépris pour toutes formes de vulgarité. C’est également le personnage au profil le plus développé, moteur de l’action et axe principal autour duquel s’articule la narration.
Une série aux multiples influences
Des modèles télévisuels et cinématographiques aux sources littéraires où se croisent le mystère et l’aventure, Les Gentlemen accomplit une synthèse de la culture populaire de son temps. C’est de ce point de vue que la série s’avère particulièrement fascinante encore aujourd’hui. L’entreprise de Castelli et Tacconi rejoint l’esprit du pop art, leurs récits confinant à un art du recyclage, de la variation, de l’appropriation et de la transposition. De là à voir dans l’activité principale des héros – l’intrusion, la cambriole, la substitution – une allégorie du geste créatif des auteurs mis en abyme dans la narration elle-même, il n’y a qu’un pas. Le caractère méta de la démarche est encore précisé par une des particularités principales du leader,
Fictions populaires et surréalisme
À d’autres moments, ce sont des incohérences, comme des actes manqués, qui jaillissent des récits pour mieux en révéler la nature quasi onirique. Dans Le Triangle d’or, témoin d’une attaque dans un restaurant chinois où il dînait, Pedro enjoint ses camarades de poursuivre les bandits pendant qu’il s’occupe des victimes sur place. « Suivez-les, moi je reste… », dit-il au pied de la Roll’s Royce qui démarre en trombe et le laisse sur le trottoir à la case suivante. Et pourtant, dans les planches qui succèdent à cet épisode, il fait ostensiblement partie des poursuivants, présent à chaque case de leur course. Et pourtant, encore, on le retrouve, pendant ce temps, au restaurant à la recherche d’indices. Même chose dans Les Gentlemen à Barcelone, qui raconte en flashback la naissance du groupe, réuni par le Comte dans le but de libérer Jane encore enfant des mains d’un mystérieux ravisseur. Juste avant d’aller sauver la fillette, les quatre hommes scellent leur union en portant un toast, et Jane adulte se trouve à leurs côtés !
Tous pour un et un pour tous
À plusieurs reprises, les Gentlemen ont recours à un artifice sans équivoque, un laser tridimensionnel qui projette leur image mobile là où ils souhaitent, pour mieux tromper leurs ennemis. L’appareil manifeste la nature profonde du groupe : une pure illusion, une projection fantasmatique. Une image. De la même façon que le collectif est au complet y compris lorsqu’un des membres en est séparé, le groupe s’avère présent même quand il n’est pas là. Les Gentlemen existent par la grâce d’une image irréductible, fétichisée. Pur fantasme pop, la série déploie à sa façon modeste tout le pouvoir de l’image dans son articulation populaire. Ce qu’elle représente acquiert une existence, connecte à un imaginaire et subtilise au monde son plus grand trésor : la valeur du réel.
Des images avant tout
Fin et suites
En 1976, le Corriere dei Ragazzi devient Corrier Boy, mettant ainsi fin à l’âge d’or du journal. Les Gentlemen y ont poursuivi leur carrière jusqu’en 1977. Ils vivent encore d’autres aventures dans l’hebdomadaire allemand Zack, qui les publiait depuis leur création, et ce jusqu’en 1980. Et puis les auteurs passent à autre chose. En 1982, Castelli mettra son goût pour l’ironie, le citationnisme et l’étrangeté surréaliste au service d’une toute nouvelle série qui allait connaître un destin hors-norme : Martin Mystère et ses énigmes ésotériques formulées dans le contexte urbain contemporain. Pour ce titre, Castelli profitait du soutien d’un collaborateur non crédité du nom de Tiziano Sclavi. En 1983, voulant capitaliser sur le succès de Martin Mystère, Sclavi développe une bande dessinée dédiée à un agent secret du paranormal du nom de Philip Allen (Agente Allen). Le personnage rappelle évidemment le Michael Allen des Gentlemen, jusque dans le contexte britannique de la série. Deux ans plus tard, Sclavi élabore un nouveau titre : Dylan Dog, au cadre londonien et à la fibre ironique. On y retrouvera le talentueux Tacconi au dessin pour quelques épisodes. Tout un pan de l’histoire de la bande dessinée italienne peut donc être vue comme un gentlemen’s agreement.
Nicolas Tellop