Une histoire de “Un Livre dont VOUS êtes le héros”

Alors que les livres-jeux connaissent, depuis quelques années, un renouveau éditorial aussi inattendu qu’inespéré, l’essai du journaliste Raphaël Lucas, En quête des livres dont vous êtes le héros, publié en mai 2023 chez Third éditions constitue une excellente occasion de découvrir l’histoire méconnue de ces livres interactifs qui connurent un succès fulgurant au détour des années 1980. Si le vent de l’aventure soufflait alors quelque part en littérature, c’était bien dans Les Livres dont vous êtes le héros. Retour sur cette épopée éditoriale à nulle autre pareille.

Préhistoire

Les Livres dont vous êtes le héros représentent dans l’imaginaire de nombreux lecteurs, la forme originelle du livre-jeu, celle avec laquelle ils ont découvert cette manière toute particulière de vivre une aventure sur papier. Lorsque le premier volume de la collection sort, ce n’est pourtant pas la première fois qu’un créateur essaye de stimuler une interactivité entre l’histoire racontée et le lecteur/spectateur. Raphaël Lucas, revient ainsi sur quelques jalons clés dans cette histoire des récits à embranchements.

Le livre comme objet de consommation courante apte au divertissement et au jeu à destination du plus grand nombre est un concept très récent à l’échelle de l’histoire de l’écriture. Ce n’est donc pas dans la littérature mais bien au théâtre que l’on trouve les premières traces de cette intention de faire participer activement le spectateur. Et non des moindres, puisque c’est la reine d’Angleterre Élisabeth 1er elle-même qui fait figure de première « bêta-testeuse » de cette nouvelle forme d’interactivité. En 1578, elle a ainsi à choisir, à la fin de la représentation de la pièce The Lady of May du poète Philip Sidney, lequel des deux prétendants de la Dame de Mai, mérite son amour. Ce procédé est ici éminemment politique dans une pièce allégorique qui fait date. Elle inaugure en effet une longue tradition d’interactivité dans le théâtre qui, si elle n’est pas systématique, reste un exercice auquel s’adonne régulièrement les auteurs et les metteurs en scène.

Les premiers livres interactifs

Pour voir apparaître le premier livre interactif, il faut faire un saut dans le temps de plusieurs siècles et s’arrêter en 1930, date à laquelle les autrices américaines Doris Webster et Mary Alden Hopkins publient Consider the Consequences. Ce livre met en scène Helen Rogers et ses deux prétendants. L’idée des autrices est de proposer au lecteur de participer à l’évolution des relations entre ces personnages en choisissant la manière dont les personnages vont réagir face aux événements qui s’enchaînent : paragraphes courts, multiples embranchements et, déjà, cette manière de s’adresser directement au lecteur à travers un « vous » (bien qu’elle se confine à l’introduction), constituent autant d’éléments essentiels des futurs Livres dont vous êtes le héros.

En 1946 (1945?), Treasure Hunt du mystérieux Alan George s’impose comme le premier témoin d’un livre interactif à destination d’un public jeunesse. L’ouvrage invite le jeune lecteur à animer, tel un marionnettiste, les petits héros de l’histoire et, à chaque fin de chapitre, propose, dans une adresse directe au lecteur, de choisir la suite de l’aventure.

Ce volume reste un événement isolé. La première véritable série de livres-jeux n’apparaît qu’en 1972 chez l’éditeur anglais Transworld avec l’éphémère collection des Trackers Books imprimés dans un format à l’italienne et qui connaît 12 titres. La formule : « Would YOU like to go on an adventure ? » apparaissait alors directement sur la couverture. L’invitation était lancée… et la collection constitue assurément une bonne mise en jambe avant l’apparition des bien plus célèbres Choose Your Own Adventure, d’abord chez Lippincott puis chez l’éditeur Bantam. Un concept extrêmement proche des Livres dont vous êtes le héros imaginé par Edward Packard, avocat américain qui lance la collection en 1976 avec Sugarcane Island. Le public est au rendez-vous et la série est alimentée jusqu’à la fin des années 1990.

Le succès de cette collection ainsi que celui du jeu de rôle papier Donjons & Dragons, publié en 1974, constituent assurément les deux ingrédients principaux à l’origine des Livres donc vous êtes le héros, dont le premier volume arrive quelques années plus tard, en 1982.

Games Workshop

Mais pour bien comprendre la naissance de cette collection, il faut faire un petit détour et rejoindre, quelques années auparavant, la région londonienne où va naître, sous l’impulsion d’amis particulièrement motivés, une petite structure appelée Games Workshop.

Entreprise florissante à la tête d’un petit empire de la figurine exploitant des licences comme Warhammer et Warhammer 40 000, Games Workshop connaît une success story dont le capitalisme raffole : fondée par trois amis, Steven Jackson, Ian Livingston et John Peake, la minuscule structure vise à vendre par correspondance des jeux de plateau comme les wargames, ces simulations de batailles souvent très complexes et très stratégiques qui ne touchaient qu’un public extrêmement réduit et ne se trouvaient alors pas en magasin. La société est fondée au tout début de l’année 1975. Quelques mois plus tard, elle obtient les droits exclusifs de diffusion en Angleterre de Donjons & Dragons, un jeu de rôle papier d’un nouvel ordre dans un univers médiéval-fantastique. Il mise avant tout sur un matériel limité, une bonne dose d’imagination : les joueurs sont invités à interpréter un rôle pour participer activement à la narration. C’est une véritable révolution ! Le succès de cet univers chez les nouvelles générations et son retentissement dans l’imaginaire populaire sont difficilement quantifiables. Pourtant, si l’équipe de Games Workshop distribue avec succès ce nouveau jeu sur le Vieux Continent, en 1978, elle perd les droits d’exploitation en refusant que la société fusionne avec celle, aux États-Unis, qui exploite le jeu de rôle. Un farouche désir d’indépendance qui aurait pu coûter très cher aux amis si l’événement n’avait pas constitué la meilleure occasion pour bâtir leur propre indépendance. Conscients qu’ils ne peuvent dépendre d’une licence qui ne leur appartient pas, ils se concentrent alors sur la production de figurines et s’attaquent à la création de ce qui deviendra Warhammer, basé sur les canons de la fantasy médiévale, en 1983 et Warhammer 40 000, pendant science-fictif du premier, en 1987. Alors qu’ils font face à de sérieux défis mais toujours avides de nouvelles aventures, Ian Livingstone et Steven Jackson décident de se lancer, au même moment, dans un projet cher à leur cœur : celui d’écrire pour le jeu de rôle papier.

La naissance compliquée des Livres dont vous êtes le héros

C’est lors d’une convention en 1979 que le duo rencontre l’éditrice de chez Penguin Books, Geraldine Cooke. Chargée du département imaginaire, l’éditrice cherche à capitaliser sur le succès fulgurant de Donjons & Dragons et mandate les deux amis. Ils doivent imaginer un synopsis pour un projet d’initiation à l’univers du rôlisme. Après quelques tâtonnements, Livingston et Jackson ont l’idée de créer un livre-jeu basé sur les mécaniques simplifiées du jeu de rôle. En somme un Choose your Own Adventure où le joueur-lecteur devrait également respecter un petit système de règles régissant progression et combat.

Livingston et Jackson planchent sur un prototype mais celui-ci est loin de convaincre l’ensemble du pouvoir décisionnaire chez Penguin ; si bien que le projet reste dans les tiroirs de l’éditeur jusqu’en 1982. Une tergiversation qui va lui coûter cher puisqu’une idée très similaire sera exploitée aux États-Unis quelques mois avant que le premier Livre dont vous êtes le héros soit publié : c’est la série des Endless Quest initiée par l’américaine Rose Estes. Si les mécaniques se rapprochent plus d’un Choose your Own Adventure, l’univers se base sur celui de Donjons & Dragons, exactement ce que visaient les éditions Penguin.

Le premier volume des Livres dont vous êtes le héros sort finalement le 27 août 1982 : c’est Le Sorcier de la Montagne de Feu, premier titre de la série des Défis fantastiques. Le succès est au rendez-vous et les éditions Penguin ne manquent pas de demander aux auteurs de prolonger l’exercice afin de créer une franchise à parution intense : un livre tous les deux mois !

Succès et développement

Avec un rythme de parution aussi effréné, Livingston et Jackson ne peuvent plus se permettre d’écrire à quatre mains et les deux amis vont chacun s’atteler à la rédaction de récits indépendants. Comme le montre bien Raphaël Lucas, Steve Jackson a très vite l’envie d’expérimenter de nouvelles mécaniques et de nouveaux univers, comme la science-fiction et la gestion de troupes avec La Galaxie Tragique, paru en 1983, ou l’horreur lovecraftienne et la notion de folie avec Le Manoir de l’enfer, paru en 1984.

Mais le véritable coup de force de Jackson réside assurément dans la mini-série Sorcellerie ! composée de quatre volumes parus entre 1983 et 1985. Comparé au Citizen Kane ou au Seigneur des Anneaux (en fonction de ses affinités médiatiques) du livre-jeu, Sorcellerie ! est assurément un des projets les plus ambitieux de la collection. L’idée est ici de toucher un public adolescent et adulte à travers une épopée plus longue et plus complexe. Si les tomes peuvent se parcourir indépendamment, l’aventure s’étend sur les quatre livres et implémente un système de magie particulièrement développé. Le tout est illustré par le trait inimitable de l’illustrateur John Blanche, pierre angulaire de l’imaginaire visuel de Games Workshop, et finit de s’imposer comme la référence de la collection.

De son côté, Ian Livingston se concentre sur une approche plus classique et plus proche des mécanismes développés dès le premier volume de la collection. S’il se révèle moins aventureux que Jackson, il peut se targuer d’être plus productif et d’ainsi respecter le timing serré exigé par l’éditeur. Mais le succès est tel que le rythme n’est plus tenable. Avec le lancement d’un magazine consacré à la collection de livres-jeux, Warlock, l’idée de déléguer l’écriture de certains volumes à d’autres écrivains chemine progressivement. C’est chose faite dès 1984 avec l’arrivée d’un certain… Steve Jackson : un parfait homonyme du fondateur mais d’origine américaine ! Il signe ainsi Le Marais aux scorpions en quelques jours. L’essai est transformé et il s’attelle directement à d’autres titres.

L’auteur américain n’est alors que le premier d’une longue série d’autres plumes qui viendront, au fil des années, renforcer l’équipe, comme Jamie Thomson, Mark Smith ou encore Andrew Chapman.

Rien ne semble alors arrêter le succès de la franchise qui se développe de manière exponentielle. Si les quelques tentatives d’adaptations en jeux vidéo ne convainquent guère, plusieurs sous-séries tirent leur épingle du jeu. C’est assurément le cas de celle du Loup solitaire de Joe Dever. Devenue culte pour de nombreux lecteurs-joueurs des années 1980, elle déclinait alors, à la manière de Sorcellerie !, une aventure sur plusieurs tomes.

Et en français ?

De la méfiance des éditeurs au succès populaire, l’histoire des débuts de la collection en France sont relativement similaires à celle en Angleterre. Repérée par les éditions Gallimard en 1982, la collection est lancée sans fanfare ni trompette en novembre 1983. Le succès est pourtant immédiat et Gallimard peine à répondre à une demande aussi massive qu’inattendue. Il faut d’ailleurs attendre 1985 avant que les célèbres couvertures ornées d’un dessin rattachent chaque tome à sa série : Défis fantastiques, Loups solitaire, Dragon d’or ou encore Quête du Graal. Même s’ils ne rencontreront jamais le succès de la collection des Livres dont vous êtes le héros, de nombreux éditeurs se jettent alors dans la mêlée : revues spécialisées, magazines pour la jeunesse, B.D. dont vous êtes le héros, jeux-vidéo… et évidemment séries concurrentes dont la plus mémorable est peut-être la Saga du prêtre Jean. Parue dans la collection « Haute tension » des éditions Hachette entre 1986 et 1987, elle est signée par le fils de Jean-Patrick Manchette sous le pseudonyme de Doug Headline.

héritage

Les fastes années semblent déjà passées et alors que la plupart des séries concurrentes disparaissent à la fin des années 1980, la vénérable collection connaît ses premiers ralentissements. Les années 1990 ont été difficiles pour l’édition populaire. Confrontée frontalement aux nouvelles formes de divertissement, la littérature populaire doit se réinventer et les Livres dont vous êtes le héros ne font pas exception. En Angleterre, la collection s’arrête, dans une forme d’indifférence générale, en 1996. Malgré un ralentissement des ventes, certains autres pays, comme en France, continuent cependant d’éditer des volumes sans interruption jusqu’à aujourd’hui et assurent ainsi une présence constante de la collection dans les rayons des librairies.

Mais l’heure n’est plus à la révolution. Les Livres dont vous êtes le héros ont fait leur temps. Ils ont imprimé d’une marque indélébile la mémoire d’innombrables lecteurs et s’ils sont encore édités, si même, d’aventure, de nouveaux titres sortent encore, l’intérêt est maintenant ailleurs : dans leur héritage, dans les chemins qu’ils ont tracés, les voies qu’ils ont montrées. Raphaël Lucas, dans le dernier chapitre de son livre trace une cartographie de l’imaginaire des Livres dont vous êtes le héros. Et cette cartographie recèle d’innombrables points d’attention : les versions modernes sur console (l’adaptation en 2009 sur Nintendo DS du Sorcier de la montagne de feu) et, surtout, sur smartphone ; le fascinant travail de l’artiste David Verret, qui transforme ses prises de note faites au fil de ses aventures dans les différents volumes de la collection en véritables œuvres d’art ; les remarquables productions des studios Telltale Games qui, à travers leurs jeux vidéo, rendent certainement le plus bel hommage à ces aventures faites de choix sans retour et de décisions aux conséquences imprévisibles.

Du côté des livres, Gallimard adopte aujourd’hui une approche plus prudente et certainement plus raisonnable dans la réédition des titres, en se basant sur l’expertise de l’association Scriptarium, spécialisée les livres-jeux, qui retravaille, améliore et corrige les traductions des titres réédités. Un souci de bien faire particulièrement bienvenu.

Quoi qu’il en soit, les livres-jeux bénéficient aujourd’hui d’un regain d’intérêt réjouissant. Entre nostalgie des plus anciens et passions nouvelles de jeunes générations, les Livres dont vous êtes le héros ont assurément joué un rôle décisif dans la popularisation de cette manière unique de vivre d’innombrables aventures par livre interposé.

La BiLA

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