Lire la peur entre les lignes

Lire la peur entre les lignes. Comment le texte nous effraie-t-il dans le jeu vidéo ?

Même si les recherches qui portent sur le jeu vidéo en tant qu’objet culturel sont rarement mises en avant, cela fait en réalité plus de vingt ans que de telles études ont commencé à fleurir dans plusieurs universités à travers le monde. Non pas centrées sur les technologies, ces études et les chercheurs qui y consacrent leur travail abordent le jeu vidéo comme on observe ou analyse le plus souvent un film ou un roman, c’est-à-dire en s’interrogeant moins sur la manière dont il a été conçu techniquement que sur la manière dont il crée et transmet un message, un feeling, une expérience, une émotion à la personne qui tient la manette ou le clavier.

Au sein de ces études qui observent le jeu vidéo d’un point de vue culturel, beaucoup de recherches établissent des parallèles avec les arts visuels, tout particulièrement le cinéma. En effet, tous les deux incorporent, dans la majorité des cas, des images en mouvement, du son, de la musique, des dialogues, des personnages, etc. En simplifiant, on peut même considérer que l’unique distinction entre cinéma et jeu vidéo repose sur l’interactivité de celui-ci. Partant de ce principe, l’étude du jeu horrifique s’est vite imposée comme un incontournable, car de nombreuses techniques utilisées pour terrifier le joueur sont héritées du cinéma d’horreur et d’épouvante. Ainsi, beaucoup de chercheurs se sont penchés sur le survival horror, et notamment sur la manière dont les images, le son et le gameplayDe manière très large, on peut définir le gameplay comme l’articulation entre les possibilités d’actions du joueur et la manière dont l’univers du jeu réagit à ces actions. Toutefois, il faut bien mettre en évidence que l’habillage audiovisuel et le scénario contribuent grandement à la compréhension du gameplay par le joueur. Ainsi, si je me retrouve dans la peau d’un chevalier en armure brandissant une massue, il m’apparaitra très logique de décimer des gobelins et des dragons. À l’inverse, si mon personnage est présenté comme un paysan dont le seul équipement est une fourche, il sera moins évident de comprendre que son rôle est, par exemple, de sauver une princesse ou, plus simplement, de tuer des monstres. sont aptes à susciter la peur. Toutefois, l’intérêt pour ces éléments a également eu tendance à minimiser, voire à invisibiliser, une série d’autres constituants du jeu vidéo, notamment le texte. Pourtant, comme on le verra, celui-ci peut susciter la peur de bien des manières, et si certaines d’entre elles rappellent fortement des techniques littéraires, le jeu vidéo possède également des particularités qui rendent singuliers ses dispositifs de peur. C’est à cet aspect que François-Xavier Surin, lauréat du prix BiLA 2020, a consacré son mémoire. Cet article est une synthèse à la fois précise et volontairement simplifiée pour s’adresser au plus grand nombre.

I. Avant toute chose, qu’est-ce que la peur ?
A. Une émotion remplie de nuances

D’apparence très simple, le mot « peur » n’en demeure pas moins très difficile à saisir en raison des multiples sens, tous relativement proches, qu’on peut lui donner. « J’ai peur des araignées », « j’ai peur d’avoir un accident routier » ou encore « j’ai peur ! » semblent renvoyer à un sens globalement identique. En réalité, la première proposition renvoie à un sentiment d’ordre général, voire à une phobie ; la deuxième, à l’anticipation d’un évènement futur, à la crainte d’un éventuel accident ; la troisième, à un évènement présent qui provoque une émotion forte (même si, convenons-en, il est assez improbable que quelqu’un en grand danger se mette à hurler « j’ai peur »). Rien que ces trois exemples suffisent à montrer que le mot « peur » peut renvoyer à différentes intensités d’émotion (que, dans la vie de tous les jours, on aura tendance à délimiter en recourant à des synonymes comme terreur, appréhension, inquiétude, panique, etc.), mais aussi à différentes temporalités (ai-je peur de manière générale, dans l’instant présent uniquement, ou bien ai-je peur de quelque chose qui risque de se produire).

En somme, on observe bien la difficulté de parvenir à un consensus sur la définition du mot « peur ». La solution proposée ci-après, tout en assumant une inévitable part de subjectivité, permettra de rendre plus lisibles les analyses proposées dans cet article et de fournir un outil pratique à celles et ceux qui désireraient, à leur tour, observer les manifestations de la peur dans le jeu vidéo.

B. Fonctionnement des émotions

Pour débuter, considérons que toutes les émotions sont le fruit d’un cycle de trois opérations mentales successives : préoccupation, évaluation et préparation à l’action. Comme son nom l’indique, la préoccupation consiste à effectuer un tri, souvent inconscient, entre les évènements neutres et ceux qui retiennent notre attention. Par exemple, une personne allergique aux piqures d’abeilles sera surement prise de panique si elle en aperçoit une, voire rien qu’en croyant avoir vu un insecte qui y ressemble. À l’inverse, un apiculteur dans son habit de travail sera très certainement peu attentif à l’essaim qui lui tourne autour.

Si un évènement est préoccupant, il passe alors en phase d’évaluation. Plus ou moins consciemment, l’individu se met alors à dégager les caractéristiques de l’évènement. C’est à ce stade qu’intervient la détermination du type d’émotion suscitée. Par exemple, un évènement qu’on attend et qui est désiré provoque de l’espoir ; le gain ou la perte d’un élément auquel on attache un minimum de valeur provoque respectivement la joie ou la tristesse, etc. La peur entre également dans ce schéma : on considère comme effrayant tout évènement ou objet perçu comme représentant un danger direct. Je reviendrai très bientôt sur cette définition.

Enfin, une fois que l’évaluation a eu lieu, un individu opère une préparation à l’action de deux manières complémentaires : comportementale (la joie provoque le rire ; la peur, le repli ou la fuite ; la surprise, l’immobilisation ; etc.) et physiologique (la colère induit un afflux sanguin ; la peur, une envie d’uriner ; etc.). Il faut également bien noter que ces trois opérations sont cycliques ; après chaque boucle, une nouvelle se produit afin de confirmer ou de réévaluer l’évènement perçu. Pour prendre un exemple utile à mon sujet, observons la réaction typique d’un joueur face à un jump scarePrincipe couramment utilisé dans le cinéma d’horreur et d’épouvante et, aujourd’hui, dans le jeu vidéo. Il consiste en l’intégration brutale et souvent très brève d’un élément effrayant (visage en très gros plan, œil, corps, etc.) dans une vidéo ou un passage de jeu relativement calme. Souvent, l’arrivée de l’élément est soulignée par un effet sonore strident.. Lorsque l’élément perturbateur survient, le joueur tend à éprouver simultanément de la peur (perception d’un danger) et de la surprise (arrivée subite d’un élément inattendu). Deux situations peuvent alors intervenir. (1) L’élément n’est pas dangereux, le joueur va donc modifier son évaluation et retourner à un état de calme. (2) Le jump scare introduit une menace avérée, ce qui laisse trois possibilités au joueur : soit il ne parvient pas à sortir de son état de surprise et reste immobile, dans un état de stupeur (et son personnage meurt, probablement dans d’atroces souffrances) ; soit il parvient à évacuer sa surprise, mais pas sa peur, ce qui l’amène à fuir ; soit il parvient à dissiper ces deux émotions négatives et tente alors de contrattaquer (si le jeu le permet). À travers cet exemple, on observe encore une fois la subjectivité du ressenti procuré par un jeu.

Comme je l’ai dit précédemment, la peur émane de la perception d’un danger direct par le joueur. Cependant, comme on vient de le voir, cette émotion n’intervient pas toujours isolément. Elle peut très bien s’amalgamer avec une autre, ce qui amènera un effet singulier. De manière générale, dans le cadre du jeu vidéo, la peur peut se combiner avec trois autres émotions qui ont elles aussi des conditions d’apparition particulières. J’ai déjà évoqué son assemblage avec la surprise, elle-même provoquée lorsqu’un évènement inattendu se produit. La combinaison de ces deux émotions permet d’obtenir ce que je nommerai l’alarme.

Un deuxième cas à évoquer est celui de l’horreur, émotion qui amalgame la peur et le dégout. Celui-ci est suscité par la perception ou le contact avec un élément impur ou abject, c’est-à-dire un objet ou un évènement contre lequel le corps ou l’esprit ressent une puissante répulsion, souvent inconsciemment. La réaction d’un individu dégouté sera d’ailleurs bien souvent de tenter de repousser l’objet qui le répugne. Pour prendre un exemple parlant, Pyramid Head, le célèbre bossIl ne s’agit pas du cœur de mon sujet, mais je ne peux m’empêcher de faire un aparté sur le terme « boss », solidement ancré dans le vocabulaire des joueurs, qui l’utilisent pour caractériser un ennemi au comportement et aux mouvements uniques. Dans sa volonté de francisation des emprunts aux langues étrangères, l’Académie française s’est notamment attaquée aux nombreux mots et expressions propres au gaming. Certaines de ses adaptations peuvent paraitre raisonnables, je pense par exemple à rétrogaming (pour retrogaming), joueur occasionnel (pour casual gamer) ou encore niveau de jeu (pour level). Toutefois, on pourra trouver plus curieuses des traductions comme celles de level up (devenu « nivellation positive »), hardcore gamer (devenu « hyperjoueur ») ou notre cher boss, transformé en « adversairissime » (ce qui est tout de même beaucoup moins pratique à prononcer dans le feu de l’action). de Silent Hill 2 (2001) est d’une part menaçant (son apparence est peu avenante, il manipule un immense couteau et court après le personnage) et d’autre part impur (ce monstre en viole d’autres, il tue sans exprimer d’émotion et possède différentes symboliques qui répugnent la plupart des êtres humains), ce qui lui permet d’inspirer de l’horreur au joueur. Bien entendu, le caractère impur d’un élément reste encore une fois soumis à la perception du joueur. Ainsi, un joueur peut très bien être effrayé par Pyramid Head sans toutefois le trouver répugnant, car il n’a pas été attentif à l’histoire du monstre ou à ce qu’il représente.

Enfin, la peur peut également se lier à une émotion particulière nommée anticipation. Celle-ci trouve sa source dans la confrontation à une forme ou à territoire inconnu pour lequel l’individu ressent un certain intérêt. D’une certaine manière, on peut y voir une forme de curiosité qui se concrétise par une tentative d’anticiper des évènements futurs ou de comprendre des éléments découverts. Dans le cadre du jeu vidéo, cela peut s’apparenter, par exemple, à la concentration d’un joueur qui tente d’accomplir une tâche difficile ou qui appréhende le comportement d’un nouvel ennemi. Lorsqu’un individu manifeste à la fois de l’anticipation et de la peur, il éprouve de l’anxiété. Autrement dit, il suspecte qu’un danger plane sur lui, ce qui l’amène à être sur ses gardes et/ou à tenter de comprendre l’origine de la menace. Un individu anxieux ne se contente donc pas d’attendre qu’une menace se réalise, mais cherche activement à l’identifier. Dans le cadre du jeu vidéo, cette émotion se montre particulière opérante puisque le joueur est bien souvent obligé d’investiguer des endroits périlleux tout en étant attentif aux potentiels dangers qui le guettent.

Surprise

Irruption d’un élément surprenant

Dégout

Perception d’un élément impur

Anticipation

Intérêt pour un territoire inconnu

Peur

Perception d’un danger direct

Alarme

Irruption subite d’un élément perçu comme dangereux

Horreur

Perception d’un élément à la fois impur et menaçant

Anxiété

Impression qu’un danger risque de survenir d’un instant à l’autre sans savoir le moment où il se manifestera ni s’il est réel.

Après ce détour nécessaire par la psychologie, intéressons-nous à ce qui se cache derrière l’expression « survival horror ».

II. Survival-horror, un genre aux limites floues

Les amateurs de jeux vidéo et de sensations fortes sont surement familiers du genre du survival horror. Sorte de pendant vidéoludique aux films et à la littérature horrifiques, cette dénomination rassemble en réalité une immense gamme de jeux auxquels on peine à trouver ne serait-ce qu’un seul point commun et exclusif. Pour les lecteurs peu familiers de ce genre, tentons d’en dresser un portrait qui, à défaut d’être exhaustif, permettra de donner une vue d’ensemble.

D’un point de vue historique, le genre nait en 1992 avec la sortie d’Alone in the Dark, jeu français développé par Frédérick Raynal. Acclamé par la critique, le jeu possède plusieurs particularités notables : des contrôles dits « tank » (qui impliquent des déplacements uniquement en ligne droite et en faisant pivoter le personnage sur lui-même), un arsenal restreint, un personnage fragile, des énigmes, des angles de caméra fixes (qui permettent aux ennemis et aux pièges de se dissimuler en hors-champ) et, bien sûr, un bestiaire composé en grande partie de créatures fantastiques.

Toutefois, le succès critique du jeu ne suffit pas à garantir son succès commercial à l’international. En effet, à l’époque, les studios français développent leurs jeux essentiellement à destination d’un public européen, et francophone de préférence (afin d’éviter le passage par la traduction, souvent longue et plus ou moins onéreuse en fonction du nombre de lignes de texte présentes dans le jeu). Toutefois, Alone in the Dark attire l’attention du développeur japonais Shinji Mikami. Celui-ci reprend et affine plusieurs idées de Raynal afin de créer le célèbre Resident Evil (1996), considéré encore aujourd’hui comme un des plus grands représentants du survival horror.

Par la suite, le genre aura tendance à évoluer dans différentes directions sans pour autant que de véritables constantes apparaissent entre la multitude de jeux qui sortent. On peut toutefois observer que l’évolution technique des machines encourage à délaisser les caméras fixes et la vision limitée par le brouillard ou l’obscurité pour adopter une caméra libre qui permet une meilleure observation des environnements*. Les déplacements du personnage ont également tendance à être moins lourds, favorisant les courses-poursuites ou, au contraire, les positionnements stratégiques en combat. La galerie de créatures et de lieux utilisés, quant à elle, ne cessera de croitre avec le temps, même si certains classiques reviennent de manière récurrente, notamment grâce aux nombreuses suites que comportent certaines sériesPour donner un exemple parlant, Resident Evil, en plus de sa principale série de jeux, possède un univers étendu retranscrit à travers, entre autres, des épisodes secondaires, des mangas, des films (d’animation et en prise de vue réelle), des fanfictions, des romans, des nouvelles et des art books. : zombies ayant envahi un manoir isolé, spectres hantant une ville fantôme, hommes-bêtes issus d’expériences réalisées dans un laboratoire secret, démons infestant des bois obscurs, insectes et arachnides géants qui émergent dans des souterrains labyrinthiques, etc.

De manière générale, chaque nouveau jeu réinvestit ce que ses prédécesseurs ont élaboré tout en tentant d’apporter une touche personnelle qui permettra de donner une certaine originalité au nouveau titre. Ainsi, la formule de base du survival horror a évolué et s’est diversifiée avec le temps sans jamais parvenir à une véritable unification. Par exemple, il est difficile de dire quels points communs partagent encore Resident Evil et Resident Evil 6 en dehors de leur univers. Là où le premier épisode met l’accent sur la survie et la suscitation de la peur en donnant très peu de munitions et en disséminant les ennemis à travers les niveaux, le sixième présente des personnages surarmés qui doivent faire face à des vagues presque ininterrompues de zombies, ce qui oriente clairement le jeu vers l’action. Mais s’il est ardu de trouver un lien entre les deux jeux, il est encore plus compliqué de prétendre que ce ne sont pas des survival horror.

Ainsi, il faut mettre en avant que le genre d’un jeu ne dépend pas vraiment des caractéristiques du jeu en lui-même, mais plutôt de l’image que possède ce jeu dans nos sphères sociales et culturelles. Pour donner un exemple, un joueur n’a pas besoin d’avoir déjà joué à Super Mario Bros. (1985) pour affirmer qu’il s’agit d’un jeu de plateforme. Il le sait sans y avoir joué, parce qu’il l’a appris ailleurs, par la promotion entourant le jeu, par ses amis, en repérant certains signes sur le boitier ou sur le site de vente, etc. Ainsi, un survival horror aura souvent tendance à mettre en avant sa capacité à effrayer le joueur d’une manière ou d’une autre. De là à dire que le point commun de tous les jeux de ce genre est qu’ils sont aptes à provoquer la peur, il semble n’y avoir qu’un pas. Mais peut-on vraiment dire que tous les survival horror suscitent la peur et que c’est là ce qui les distingue des autres genres ? On peut répondre par la négative pour deux raisons.

Premièrement, il est vrai que le but revendiqué d’un survival horror est de provoquer la peur ou l’horreur. Jamais un développeur ne dira le contraire puisqu’il s’agit de ce qu’attend le joueur lorsqu’il achète un jeu de ce type. Toutefois, on peut remettre en doute l’idée selon laquelle tous les survival horror sont capables de susciter la peur. En effet, l’histoire du jeu vidéo a une tendance très nette à retenir uniquement les succès, les jeux qui ont bien marché sur les plans à la fois économique et critique. On oublie trop souvent que, pour une poignée de chefs-d’œuvre qui atterrissent dans nos salons, une myriade d’autres jeux passables, voire médiocres, sont oubliés sur des étagères poussiéreuses et rapidement balayés de la mémoire collective. Leur intention est parfois très palpable, mais cela ne les empêche aucunement de décevoir les attentes du public.

Deuxièmement, même s’il s’agit d’un de leurs traits récurrents, peut-on pour autant affirmer que les survival horror sont les seuls jeux capables d’effrayer le joueur ? N’a-t-on jamais éprouvé de la peur ou même un frisson en jouant à des jeux relevant d’un autre genre ? Ainsi, il n’est pas rare que des jeux présentés comme des survival horror soient de moindre qualité et échouent à provoquer la peur.

III. Quatre biais du texte pour effrayer le joueur

Maintenant que nous avons examiné quelques questions entourant la définition de la peur et ce qu’on peut entendre par « jeu effrayant », il est temps d’observer le cœur de notre sujet. De manière schématique, le texte dans le jeu vidéo peut provoquer la peur (ou l’anxiété, l’horreur, l’alarme) par quatre biais différents. Successivement, j’examinerai les peurs diégétique, vidéoludique, artistique et métaleptique. Il est à bien noter qu’un jeu ou un passage dans un jeu ne provoque jamais une émotion en passant par un seul de ces biais. Toutefois, pour simplifier les prochaines analyses, je n’en analyserai qu’un seul à la fois.

A. Effrayer par l’histoire : la peur diégétique

Derrière le terme barbare de diégèse se cache en réalité ce qu’on nomme couramment l’univers fictif, en ce compris toutes les histoires qui se déroulent dedans. Aussi, la peur diégétique concerne les émotions ressenties lorsque le joueur est dans une position de spectateur, lorsqu’il a l’impression de ne pas pouvoir agir sur ce qui se passe à l’écran. Typiquement, il s’agit du genre de ressentis qu’il a lorsqu’il assiste à une cinématique ou lorsqu’il lit une description.

Ce type de peur peut se manifester avant même d’avoir lancé le jeu. Ce sont là tous les enjeux des éléments présents sur le boitier de jeu. En effet, la jaquette d’un survival horror doit normalement être capable de susciter une certaine anxiété chez le joueur, que ce soit à travers ses illustrations, ses textes de présentation, son titre, etc. Le joueur, en voyant le boitier, anticipe (même inconsciemment) le type d’univers dans lequel il se prépare à entrer, les monstres qu’il affrontera (ou fuira), les dangers auxquels il fera face, etc.

En pratique, même une fois qu’il a lancé un jeu, le joueur ne joue pas de suite. Il passe d’abord par un ensemble de menus, un écran-titre, parfois une vidéo introductive, etc. Le texte de tous ces éléments « préjeu » contribue également à donner une certaine image du jeu et à susciter une certaine forme d’anxiété. Cette vidéo rassemblant les différents menus de début de jeu de la série Resident Evil en est un bon exemple.

Un autre élément récurrent dans les jeux qui sont immédiatement identifiés comme effrayants est leur propension à recourir à des noms de modes de difficulté assez originaux et qui confèrent également une certaine aura de peur au jeu en lui-même. On peut par exemple rele ver les modes « cauchemar » dans Alien : Isolation (2014) et The Evil Within (2014) ou encore « fanatique » et « fou furieux » dans Dead Space 2 (2011).

Une fois que le joueur a passé ces quelques éléments, il entre dans le jeu proprement dit. Là encore, si le jeu se veut d’emblée effrayant (via son titre, sa couverture, etc.), les premiers instants de la partie seront cruciaux à l’établissement d’une certaine ambiance. De manière très schématique, le traitement de l’introduction se situe sur un continuum dont les deux extrêmes sont l’explicite et l’implicite. Dans le premier cas, le jeu met en avant la menace à laquelle sera confronté le joueur, et ce sans aucune ambigüité. C’est par exemple le cas dans Amnesia : The Dark Descent (2010) où, dès la première cinématique, un narrateur explique qu’il est pourchassé par une ombre. Dans le cas d’un traitement implicite, le jeu débute en présentant un contexte dont certains éléments sont sujets à interprétation. On en trouve un exemple assez parlant dans The Evil Within, où l’inspecteur Castellanos, lors d’une opération de routine, se rend avec d’autres agents dans un hôpital psychiatrique à cause de multiples meurtres. De prime abord, on pourrait penser que les deux types de traitement ont des effets différents sur le joueur. En réalité, si celui-ci joue à un jeu qui manifeste d’emblée sa volonté de l’effrayer, il anticipe également certains éléments du jeu et aura tendance à interpréter tout élément ambigu comme annonciateur d’une menace, ce qui génère une certaine anxiété. Ainsi, dans The Evil Within, le cadre de l’hôpital psychiatrique est immédiatement identifié comme le lieu possible d’expériences atroces, alors même que de tels établissements existent dans notre monde et n’ont rien de chambres de torture. De la même manière, lorsqu’il entend la mention de multiples meurtres, le joueur imagine déjà plusieurs scénarios mettant en scène des tueurs en série, des savants fous, voire des éléments plus surnaturels comme des fantômes ou d’autres sombres créatures. En somme, dès lors qu’un jeu se déclare ouvertement effrayant (que ce soit sur sa boite, dans sa communication commerciale, etc.), le joueur est très enclin à s’imaginer les pires scénarios avec les quelques éléments dont il dispose et ressent donc simultanément une certaine anxiété.

Toutefois, les jeux qui annoncent directement la couleur ne sont pas les seuls en mesure de créer des émotions de peur. Ainsi, il est utile de dresser une distinction entre deux types majeurs de développement de la diégèse. Parmi les jeux en mesure de provoquer une peur diégétique à un moment ou à un autre, on trouve d’une part les « jeux initialement effrayants », c’est-à-dire ceux qui, à l’instar des deux exemples précédents, affichent clairement leur intention de faire peur au joueur. Dans un tel cas, le jeu fera bien entendu primer l’anxiété puisque le joueur, comme on l’a vu, a tendance à anticiper le danger, qu’il soit réel ou non. D’autre part, les « jeux à développement effrayant » ne présentent, à première vue, pas ou très peu d’éléments significativement effrayants (que ce soit dans le début du jeu en lui-même ou dans la communication qui l’entoure). Le joueur, qui ne se doute de rien, est alors plus enclin à une certaine détente, au sens où il y a peu de chances qu’ils se mettent à suspecter que chaque élément du jeu dissimule une menace. Dès lors, l’anxiété est absente d’une grande partie du jeu, au contraire de l’alarme qui se manifestera au moins une fois, lors du premier évènement singulièrement effrayant.

Un exemple qui illustre très bien cette seconde catégorie est trouvable lors du combat contre Giygas, boss final de EarthBound (ou Mother 2, 1994). En effet, ce jeu possède un univers très joyeux et humoristique. Aussi, l’arrivée de cet ennemi suscite souvent des émotions d’horreur et d’alarme chez le joueur qui ne s’attend bien souvent pas à une telle rencontre. À la base, le monstre ressemble à une sorte de cerveau très abstrait, mais sa représentation ne cesse de devenir de plus en plus cauchemardesque au fil du combat. Toutefois, le texte joue également un grand rôle dans cette horreur ressentie par le joueur, car cet élément du jeu manifeste l’errance totale de l’ennemi, une sorte d’esprit dément et impossible à raisonner. Or, un être menaçant d’une telle nature parait bien plus redoutable qu’un ennemi avec lequel il est possible d’ouvrir un dialogue. Ainsi, après certaines actions, le monstre pourra articuler des phrases comme :

… Mes amis… Je me sens… b… i… e… n… Je suis h… e… u… r… e… u… x…

… Je suis si triste… Ness [un des protagonistes]… Ness… Mes amis… P… a… r… t… e… z…

Ness [répété vingt-quatre fois de suite]

Ça fait mal, Ness… Je me sens… b… i… e… n… Ça fait mal… Ça fait mal…*

D’emblée, on remarque la déconstruction des mots et des phrases, ainsi que plusieurs contresens et des répétitions. Les nombreux points de ponctuation renvoient à une sorte de lenteur de l’expression comme si l’entité épelait des mots dont elle ne connait pas le sens. Tous ces éléments, plus d’autres aspects audiovisuels contribuent grandement au sentiment d’alarme ressenti par le joueur, désarçonné face à une telle monstruosité.

Pour montrer le contraste avec les émotions diégétiques suscitées par un jeu initialement effrayant, observons un passage de Five Nights at Freddy’s VR : Help Wanted (2019). L’objectif de ce jeu en réalité virtuelle est de survivre à une nuit en tant que gardien du Freddy Fazbear’s Pizza, un restaurant dont la particularité est d’employer des animatroniques de forme animalière qui, dès minuit, s’animent de leur propre volonté et cherchent à tuer toute personne rencontrée. L’objectif du jeu est connu du joueur avant même qu’il le lance, mais une autre des grandes particularités de ce titre est de proposer de nombreux traits d’humour tout au long des parties. Pour autant, comme nous allons le voir, le contexte général de l’œuvre est apte à moduler le sens des textes, même humoristiques ou peu inquiétants en eux-mêmes. Autrement dit, même en cours de partie, le joueur tend aussi à faire une interprétation menaçante de la plupart des éléments du jeu. Pour exemple, observons le début de l’appel d’un ancien gardien de nuit lorsque le personnage contrôlé par le joueur vient prendre son poste pour la première fois.

Bonjour ? Allô, allô ? Euh, j’ai voulu enregistrer un message pour vous aider à prendre vos repères lors de votre première nuit. Hum, en fait, j’ai travaillé dans ce bureau avant vous… Je termine ma dernière semaine, à vrai dire, donc. Je sais que vous pouvez vous sentir dépassé, mais je suis ici pour vous dire qu’il n’y a rien à craindre. Alors concentrons-nous sur votre première semaine. OK ? Euh, voyons voir. D’abord, il y a un mot d’introduction de l’entreprise que je suis supposé de [sic] lire. Euh, c’est une sorte de truc légal, vous savez. Hum, bienvenue chez Freddy Fazbear’s Pizza. Un endroit magique pour les petits et grands, où la fantaisie et le plaisir prennent vie. Fazbear Entertainment n’est pas responsable des dommages matériels ou corporels. Si vous découvrez qu’un dommage ou un décès s’est produit, un rapport de personne disparue sera déposé dans les 90 jours… ou dès que la propriété et les locaux auront été soigneusement nettoyés et blanchis, et que les tapis auront été remplacés. Bla bla bla, ça peut paraître inquiétant, je sais, mais il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter.*

Alors même qu’aucune menace réelle n’est encore apparue (aussi bien dans le jeu que dans le texte), on remarque que le gardien précise déjà qu’« il n’y a rien à craindre ». Pourtant, le joueur n’est pas dupe et, derrière le ton est peu dérisoire du gardien, il comprend immédiatement que le texte ment. Puis, petit à petit, d’autres éléments plus inquiétants viennent s’ajouter à ce premier constat. Par exemple, la mention d’une non-prise en charge des dégâts matériels est étrange dans un simple contexte de surveillance d’un restaurant. Celle d’une procédure en cas de décès l’est encore plus. Enfin, on repère la répétition d’un avertissement qui, ironiquement, suggère au joueur que rien d’inquiétant ne peut se produire. En somme, le joueur anticipe déjà certains dangers et est donc capable de déduire le véritable sens d’un message qui semble, à première vue, dire le contraire, ce qui induit une anxiété proportionnelle au degré de la menace perçue.

Dans le cas de Five Nights at Freddy’s VR : Help Wanted, c’est le contexte général du jeu qui permet de produire une interprétation différente de ce que dit le texte. Toutefois, il existe aussi des cas où ce sont uniquement des éléments audiovisuels internes au jeu qui permettent de déterminer une menace diégétique dans le texte. Bloodborne (2015) en donne un exemple particulièrement efficace. Dans ce jeu, le joueur incarne un chasseur de monstres. Toutefois, on finit par comprendre que les monstres pourchassés sont en réalité des êtres humains qui ont muté à force de consommer du sang, un remède prétendument miraculeux. Dans un passage, le chasseur peut rencontrer un mendiant. Celui-ci lui tourne le dos et semble en train de dépouiller ou de dévorer de nombreux corps ensanglantés. Pourtant, lorsqu’on lui parle, il dit ceci :

Sapristi, me faites pas des coups comme ça ! Une nuit pareille… Je vous ai pris pour un monstre. Oh, grâce au ciel, vous avez l’air normal… C’est vous qui avez abattu cet horrible monstre [rien n’indique duquel il parle] ? Oh, cette chose m’a glacé le sang. Et c’est là que vous êtes arrivé. Bon, puisque vous êtes un chasseur… vous connaîtriez pas un endroit sûr ?*

Détaché de tout contexte, son discours pourrait effectivement être celui d’un homme perdu qui cherche un endroit pour s’abriter. Toutefois, la situation dans laquelle on le trouve fournit une autre interprétation au joueur attentif : peu importe ce qu’il est exactement, le mendiant n’est pas à la recherche d’un toit, mais plutôt de nouvelles victimes. L’homme ment, ce qui accroit la menace qu’il représente. Ainsi, si le joueur décide de l’envoyer dans un endroit habité, il retrouvera morts les gens qui y vivent. À l’inverse, s’il décide de le combattre, le mendiant se transformera en monstre. En somme, c’est l’observation et la mise en lien de tous les éléments du passage qui permettent au joueur de comprendre la situation et d’intuitionner que le texte dissimule une menace.

Beaucoup d’autres exemples pourraient être pris pour montrer à quel point le texte contribue à créer une atmosphère de peur tout en étant lui-même nourri et influencé par les autres éléments du jeu ou son contexte plus général. Toutefois, il reste un cas assez particulier à observer, à savoir celui de la peur provoquée lors d’une deuxième partie. En effet, lorsque le joueur a fini une première fois le jeu, il a eu l’occasion de prendre connaissance de la diégèse et des différents moments effrayants disséminés à travers le jeu. Toutefois, s’il se souvient souvent des éléments les plus remarquables comme un combat de boss ou une cinématique (des moments forts), il est assez rare qu’il retienne précisément chaque ligne de texte. Aussi, lorsqu’il commence une deuxième partie, il peut être amené à remarquer ou à réinterpréter certains textes qui sont passés inaperçus lors de son premier passage. À la lueur des informations apprises en fin de partie, le texte se voit alors conférer un nouveau sens, parfois terrifiant. Dans une telle situation, le joueur ressent donc très peu d’anxiété. En revanche, il est dans une situation propre à susciter la peur, voire l’alarme, car il peut être fortement surpris de sa redécouverte de certains détails d’importance qui ne l’ont pas intrigué lors de sa première partie.

Darkest Dungeon (2016) possède un dispositif de ce type. Dans ce jeu, le joueur dirige une équipe d’aventuriers qui doivent investiguer et combattre des monstres dans différents lieux rendus maléfiques depuis qu’un personnage connu sous le nom de l’ancêtre (qui fait également office de narrateur) a ouvert un portail vers un autre monde. Au début, une cinématique laisse entendre que l’ancêtre, attiré par l’occulte, mais terrifié de ce qu’il a libéré, s’est suicidé. Mais ce statut de victime est progressivement remis en doute par la découverte de certaines histoires qui semblent faire de lui un être cruel qui n’a reculé devant rien pour parvenir à ces fins. La révélation finale montre que l’ancêtre, bien loin d’être mort, s’est en réalité élevé à un niveau d’existence supérieur en fusionnant avec le mal qu’il a libéré. Dès lors que le joueur connait cette vérité, refaire le jeu l’amène à reconsidérer une bonne partie des histoires racontées par l’ancêtre/narrateur qui, définitivement, n’a pas agi par folie ou par ignorance, mais bien par orgueil. Immanquablement, cela l’amène à éprouver une certaine peur rétrospective. Le joueur est passé devant un danger potentiel sans se rendre compte une seule seconde de la portée de la menace encourue. On le voit notamment dans ces extraits qui servent d’introduction lorsqu’une équipe pénètre dans le Darkest Dungeon mentionné dans le titre.

Une fois de plus, les étoiles sont propices et le manoir se tient à l’épicentre de l’agitation cosmique. Les adeptes se rassemblent autour de leurs idoles tordues et de grands gongs résonnent augurant de futurs sacrifices. Loin en-dessous [sic], des ombres bien vivantes pulsent au rythme continu d’un cœur qui bat… [en réalité celui de l’ancêtre].

La chose n’a pas de nom, car elle n’a pas besoin de langage. Néanmoins, ceux qui se soumettent à sa volonté muette sont récompensés, d’une certaine manière [comme l’ancêtre qui s’est dévoué à la libération de la chose]. Les bénédictions de la créature sont aussi répugnantes qu’elles sont robustes. Des monstruosités déformées, à demi-humaines, rôdent dans les salles débordant de chair, protégeant leur dieu en devenir [l’ancêtre, en train de muter pour atteindre un stade supérieur].

B. Effrayer par le gameplay : la peur vidéoludique

Là où la peur diégétique repose sur des moments où le joueur est replacé dans la position de spectateur, comme s’il n’avait plus vraiment la main sur ce qui se déroule à l’écran, la peur vidéoludique prend sa source dans les nombreuses interactions du joueur avec le jeu, dans ces moments où le joueur est en mesure de se dire « c’est à mon tour d’agir » ou « si j’agis d’une telle façon, cela aura telle conséquence ».

Trois types de dispositifs existent afin de susciter la peur vidéoludique via le texte. J’observerai successivement l’avertissement (lorsque le texte interpelle le joueur sur une menace à venir), l’épreuve, souvent associée au résultat (lorsque le danger se présente lui-même dans le contenu du texte), et le cas assez particulier du choix diégétique (lorsque le joueur est confronté à un choix effrayant qui lui parait pouvoir entrainer une modification de la diégèse actuelle).

L’avertissement consiste à prévenir le joueur de l’arrivée d’un danger ou des caractéristiques de celui-ci, cela afin de créer des effets d’anxiété. Il est bien entendu que la menace encourue doit être liée au moins partiellement au gameplay (et pas uniquement à l’histoire). Pour donner un exemple, reprenons la suite du message du gardien de Five Nights at Freddy’s VR : Help Wanted.

Alors, attention, les personnages [animatroniques] ont tendance à errer un peu. Euh, ils sont laissés dans une sorte de mode « itinérance libre » la nuit. Euh… Quelque chose à propos de leurs servocommandes qui se verrouillent si ils [sic] restent inactifs trop longtemps. Euh, ils étaient autrefois autorisés à se promener le jour aussi. Mais il y a eu la morsure de 87. Ouais… C… C’est incroyable que le corps humain puisse vivre sans lobe frontal, vous savez ? Euh, maintenant, en ce qui concerne votre sécurité, le seul vrai risque pour vous en tant que gardien de nuit ici, s’il y en a… est le fait que ces personnages, euh, s’ils vous voient après la fermeture, ils ne vous reconnaîtront pas en tant que personne. Ils vous verront peut-êt… très probablement comme un endosquelette en métal sans son costume. Maintenant, comme c’est contraire au règlement de Freddy Fazbear’s Pizza, ils vont probablement tenter de… vous mettre de force dans un costume de Freddy Fazbear. Bon, maintenant, ce serait pas si mal si les combinaisons n’étaient pas remplies de traverses, de cables [sic] et de dispositifs animatroniques. Donc, vous imaginez bien que le fait d’avoir la tête comprimée à l’intérieur d’un de ces trucs pourrait causer un peu d’inconfort… voire la mort. Euh, les seules pièces de vous qui verraient probablement la lumière du jour seraient vos yeux et vos dents, lorsqu’ils sortent à l’avant du masque. Hé hé. O… Ouais, ils ne vous disent pas ces trucs-là quand vous signez. Mais hé, le premier jour devrait être un jeu d’enfant. Je discuterai avec vous demain. Euh, vérifiez ces caméras, et souvenez-vous de ne fermer les portes qu’en cas de nécessité absolue. Il faut économiser le courant. Allez, bonne nuit.*

À nouveau, on observe des éléments de peur diégétique, comme cette question rhétorique (et assez amusante dans le fond) de savoir que l’être humain peut vivre sans lobe frontal ou encore la description assez imagée de la mort du personnage. Mais intéressons-nous plutôt aux éléments propres à susciter une anxiété vidéoludique. La première phrase indique d’emblée d’où provient le danger. Les animatroniques meurtrières ont tendance à se promener la nuit. Or, le gardien est bloqué dans le restaurant de minuit à 6 h du matin. Quant à la fin de l’appel, on remarque encore une fois une certaine ironie dans le ton du gardien qui déclare que la première nuit devrait être « un jeu d’enfant ». En réalité, la tâche sera ardue, surtout pour le joueur débutant qui ne maitrise pas encore les mécaniques de jeu. Enfin, on observe un dernier avertissement qui concerne la gestion d’une batterie servant à alimenter les différents moyens de défense du gardien (portes, lumières, caméras, etc.). Le texte met donc également en avant un danger intimement lié à une ressource vitale, mais qui diminue en permanence au cours de la partie.

Dans ce jeu, on observe que la peur est suscitée en grande partie par le contexte diégétique. Les évènements futurs sur lesquels le joueur aura une incidence l’effraient surtout à cause de leur thématique horrifique (possible mort atroce du personnage, peur de se retrouver dans l’obscurité ou totalement sans défense face à des monstres, etc.). Toutefois, de nombreuses œuvres possèdent également des avertissements dont la force ne réside pas tant dans le contexte général de l’œuvre que dans l’enjeu du passage en question. En effet, mourir dans un jeu ne provoque pas spécialement la peur chez le joueur. En revanche, si la mort entraine une perte substantielle (temps de jeu, nombreuses ressources, remise à zéro, perte de points dans un classement, etc.), alors le joueur se mettra à éprouver une peur proportionnelle à la taille de l’enjeu qu’il perçoit.

Un cas qui risque de parler à de nombreux joueurs n’est autre que celui de Fortnite (2017). Pour rappel, dans le mode battle royale de ce jeu, le joueur joue seul ou en équipe de quatre face à 99 ou 96 adversaires, le but n’étant pas de faire le maximum de morts, mais plutôt d’être le dernier survivant de la partie. Bien entendu, le dernier (groupe) remporte une grande récompense et monte dans le classement général. Dès lors, plus une partie avance, plus le joueur est amené à ressentir une certaine anxiété à l’idée de mourir subitement. Le texte intervient également dans ce processus puisque, de manière discrète mais très tangible, il apporte énormément d’informations sur l’avancement de la partie. C’est notamment lui qui permet de connaitre en temps réel les noms des personnages tués ou assommés et, surtout, de leur agresseur ainsi que de leur armement. Ainsi, un adversaire qui semble tuer beaucoup d’autres personnages avec un armement puissant (lance-roquette, fusil de précision, etc.) sera générateur d’une forte anxiété pour le joueur qui redoutera une confrontation (pourtant inévitable s’il survit jusque-là). De la même manière, les fréquents rappels de la diminution imminente de la zone de jeu peuvent être très anxiogènes pour le joueur qui, subitement, se rend compte qu’il risque de mourir, car il ne s’est pas assez éloigné du bord du terrain.

En somme, on observe que l’avertissement peut fonctionner grâce à deux procédés distincts (même s’ils peuvent parfois fonctionner de concert) : un contexte général effrayant ou un enjeu suffisant. Nous allons très bientôt voir que le deuxième dispositif de peur textuel, l’épreuve et le résultat, fonctionne également grâce à ces deux procédés.

Là où l’avertissement prévient d’un danger, l’épreuve représente ce danger, elle l’incarne. Le texte de l’épreuve explicite verbalement le danger à surmonter et ses modalités. Dépendant de la nature de la menace et du risque encouru, l’épreuve sera plus ou moins anxiogène, voire effrayante. Bien souvent, elle sera alors accompagnée du résultat, un texte qui informe le joueur des conséquences de ses actions. Si celles-ci ont un effet négatif sur la partie, le résultat sera également générateur de peurLe résultat, s’il est néfaste, ne peut en aucun cas être l’annonce du game over. En effet, souvent, le joueur anticipe, voire redoute la fin de partie (c’est la fameuse « peur de perdre »). Pourtant, lorsque l’écran fatidique apparait, ce n’est presque jamais la peur qui s’empare de lui, mais plutôt une frustration proportionnelle au temps perdu dans la tentative et, éventuellement, une certaine surprise lorsque le game over est inattendu..

Pour reprendre un jeu dont on a déjà traité, Darkest Dungeon met bien en avant ces deux mécaniques dans ces phases de gameplay. En effet, lors des combats au tour par tour de ce jeu, les personnages, tout comme les ennemis, possèdent une certaine chance de réussir leur action en combat. Cette probabilité de succès est communiquée par le HUD (Head Up Display ou affichage tête haute) et permet donc d’évaluer la probabilité qu’une tactique réussisse. Il s’agit là d’une épreuve, le joueur devant peser avec soin quelle stratégie il préfère employer puisqu’une mauvaise décision a souvent des répercussions sévères sur sa partie. En effet, Darkest Dungeon, en plus de posséder un univers extrêmement angoissant, emploie un système de permadeath pour chaque aventurier. Autrement dit, la mort d’un personnage est définitive. Un tel système est évidemment très anxiogène puisque la montée en niveau d’un aventurier peut prendre plusieurs heures, rendant extrêmement dommageable chaque perte. De plus, le jeu fait un usage remarquable du résultat puisque la plupart des actions tentées, qu’elles soient réussies ou ratées, provoquent des commentaires de la part du narrateur, qui possède une voix très grave et expressive. Ainsi, une épreuve ratée peut devenir encore plus anxiogène puisque le résultat insiste sur l’échec du joueur qui se rapproche progressivement du game over. Par exemple, lorsqu’un personnage est à l’agonie, le narrateur pourra prononcer une sentence comme « Et maintenant, le véritable test… tenir ou expirer ? » De la même manière, si l’un des aventuriers trépasse, il commentera sombrement : « Une autre vie gâchée à la poursuite de gloire et d’or. » Remarquons également que, dans ce jeu, le résultat fait également office d’avertissement puisqu’il suggère au joueur d’abandonner afin de limiter ses pertes.

Le dernier dispositif de peur vidéoludique textuel est le choix diégétique. Celui-ci intervient lorsque le joueur a l’impression qu’une de ses décisions risque d’avoir une influence décisive sur l’histoire, qu’il risque de bloquer définitivement un pan de l’univers par son choix. Un genre qui recourt énormément à ce dispositif n’est autre que le récit interactifCe genre vidéoludique rassemble des œuvres où, de manière générale, l’accent est mis sur l’histoire tandis que les possibilités d’action du protagoniste sont fortement réduites (marcher, parler, examiner). L’habileté du joueur est plus rarement mise à l’épreuve que dans d’autres genres. puisque celui-ci comporte souvent plusieurs embranchements dans son scénario.

Par exemple, Call of Cthulhu (2018) demande de régulièrement choisir entre plusieurs options de dialogues, notamment afin de déterminer si le personnage principal, Edward, va plonger dans la folie ou tenter de rester lucide. Toutefois, si le choix parait simple présenté comme tel, il faut mettre en avant que certaines interactions seront bloquées si Edward demeure trop rationnel ou, au contraire, s’il a acquis trop de savoir dément. En somme, le joueur est régulièrement placé face à un dilemme moral, et lourd de conséquences pour la suite de l’aventure.

C. Prendre conscience du logiciel derrière le jeu : la peur artistique

Les émotions artistiques ont cette particularité d’être présentes en permanence au cours d’une partie, même si elles sont rarement ressenties de manière très intense. En fait, il s’agit d’un sentiment portant sur le jeu lorsqu’il est compris comme un objet à même de délivrer un message ou des sensations particulières. Un exemple tangible de ce type d’émotions peut être le moment où le joueur lance sa manette de rage en hurlant « ce jeu est nul » ou qu’il se dit en lui-même « je suis déçu/content du gameplay ». En somme, les émotions artistiques sont une sorte de réflexion omniprésente du joueur sur le jeu, même si cette réflexion ne provoque pas de réactions très visibles la plupart du temps. Partant de ce constat, une peur artistique forte peut être provoquée dans deux dispositifs textuels distincts : l’avis et le piège.

Le premier des deux est assez connu des amateurs de jeux initialement effrayants. Il s’agit de textes, souvent courts, que l’on peut trouver au lancement du jeu et qui indiquent au joueur en quoi consiste l’expérience proposée et, parfois, comment la rendre optimale. Un cas typique d’avis effrayant est trouvable dans Amnesia : The Dark Descent.

Bienvenue sur Amnésie : La Descente aux enfers [sic] ! Voici quelques messages rapides pour savoir comment obtenir la meilleure expérience possible. / On ne joue pas à Amnésie [sic] pour gagner. Immergez-vous plutôt dans l’univers et l’histoire du jeu. / Ne vous préoccupez pas de savoir quand et comment sauvegarder une partie en cours ; le jeu s’en chargera pour vous. […] / Le monde d’Amnésie [sic] est un endroit dangereux où vous êtes extrêmement vulnérable. N’essayez pas de vous battre contre les ennemis que vous rencontrerez. Au lieu de cela, utilisez votre présence d’esprit. Cachez-vous, ou courez si nécessaire. / L’interaction entre la lumière et l’obscurité est très importante dans le jeu et c’est pour cette raison qu’il est essentiel de paramétrer la [sic] gamma correctement. […] Assurez-vous également de jouer dans une salle obscure et de porter un casque pour profiter des meilleurs effets.

Lorsqu’il lit ceci, le joueur n’a pas encore mis la main sur le jeu en lui-même. Toutefois, même si cet avis peut également susciter des peurs diégétiques (« Le monde d’Amnésie est un endroit dangereux ») et vidéoludiques (« vous êtes extrêmement vulnérable »), la majeure partie du texte parle du système de jeu en lui-même, et pas de la diégèse ou du gameplay. Par exemple, on trouve la mention de l’objectif du jeu (on ne joue pas pour gagner, mais pour vivre une expérience singulière), mais aussi une indication sur le but de la sauvegarde automatique (faire en sorte que le joueur s’immerge dans l’univers). Plus courant encore dans la majorité des avis, on observe des conseils sur la gestion de la luminosité et même sur l’environnement de jeu à privilégier (une pièce obscure). En somme, l’avis, par des effets d’annonce, provoque une certaine anxiété artistique chez le joueur qui anticipe plusieurs caractéristiques du jeu en lui-même, notamment le fait qu’il va chercher à lui faire extrêmement peur.

Le deuxième dispositif est beaucoup plus sophistiqué dans sa réalisation, car il demande une certaine organisation de l’ensemble du jeu. Le piège consiste à produire un retournement de situation dans le scénario. Toutefois, pour être réellement efficace et provoquer une peur artistique, ce retournement doit être d’une telle ampleur qu’il modifie également la manière dont le joueur perçoit une grande partie des scènes qui se sont déroulées auparavant. Ainsi, même si le retournement est toujours compréhensible dans le cadre de l’histoire, ce qui provoque la peur, voire l’alarme artistique est surtout l’impression d’avoir été berné par le jeu durant une longue période.

Un cas de piège qui a marqué nombre de joueurs n’est autre que Bioshock (2007). Dans ce jeu, le joueur incarne Jack, prisonnier de Rapture, une dangereuse cité dystopique sous-marine. Très tôt dans l’aventure, il met la main sur une radio qui lui sert notamment à communiquer avec Atlas, qui demande à Jack de l’aider à arrêter Ryan, le responsable de la chute de la ville. Ainsi, pendant les deux premiers tiers du jeu, Jack se met en quête du bureau de Ryan en suivant les conseils d’Atlas. Mais, arrivé face à Ryan, celui-ci révèle à Jack qu’il a été manipulé depuis le début. Le joueur apprend alors que Jack a été conditionné mentalement à obéir à toutes les injonctions suivies de « je vous prie », ordre qu’Atlas utilise à la fin de chacune de ses communications. Mais ce n’est pas uniquement Jack qui a été trompé dans ce cas-ci, c’est surtout le joueur qui réalise que, au lieu de jouer avec le jeu, c’est le jeu qui s’est joué de lui, lui faisant croire qu’il agissait de son propre chef alors qu’il suivait des directives depuis le début. En un instant, le joueur comprend que toute la structure du jeu était destinée à le faire tomber dans un piège, à savoir lui montrer en une révélation (véhiculée par le texte) qu’en commençant à jouer au jeu, il avait renoncé à son libre arbitre.

D. Avoir l’impression d’une conscience dans le jeu : la peur métaleptique

Les émotions métaleptiques sont probablement les plus rares qu’on puisse ressentir en jouant. En fait, ce type de ressentis correspond à l’impression surprenante qu’un élément du jeu est en train d’outrepasser ses pouvoirs, que certaines de ces actions sortent du cadre de l’histoire pour concerner plus directement des éléments non tangibles en temps normal (les menus, les commandes ou les sauvegardes par exemple), voire le joueur en personne. En d’autres termes, on pourrait parler d’une rupture très violente du quatrième mur. Ce type d’émotions est très rare, car elles ne peuvent être répétées. En effet, peu importe le nombre de fois que je rejoue à un jeu effrayant, il est toujours possible que le texte me fasse éprouver une peur vidéoludique ou diégétique, même si je risque d’être moins effrayé avec le temps et les essais successifs. À l’inverse, une fois que j’ai compris que le jeu simule un danger envers moi-même ou un élément comme mes sauvegardes, je ne suis plus dupe les fois suivantes. Un exemple qui illustre très bien cette manière de terroriser le joueur (car la peur métaleptique est également une des plus virulentes) est trouvable dans Doki Doki Literature Club ! (2017). À la fin de ce jeu de drague, Monika, une des filles que le personnage peut tenter de charmer, décide d’effacer les autres filles du système (ce qui provoque une peur métaleptique, car Monika, visiblement mal intentionnée, démontre son emprise sur des éléments externes à l’univers du jeu). Le joueur est alors ramené au menu principal puis directement sur un écran noir :

… Euh, peux-tu m’entendre ? … Ça fonctionne ? [passage à un plan très rapproché de Monika] Super, te voilà ! Encore une fois, bonjour, [nom encodé en début de partie]. Hum… bienvenue au club de littérature ! Bien sûr, on se connait déjà, car on était dans la même classe l’année dernière, et… euh… Hahaha… Tu sais, je suppose qu’à présent, on peut juste sauter cette partie. Après tout, je ne parle même plus à cette personne, n’est-ce pas ? Ce « toi » dans le jeu, quoi que tu lui donnes comme nom. Je parle à toi, [nom encodé en début de partie]. Ou… tu préfères que je t’appelle [nom du fichier de l’utilisateur, souvent le prénom du joueur] ? Maintenant que j’y pense, je ne connais rien du vrai toi. En fait, j’ignore même si tu es un garçon ou une fille… Disons que ça n’a pas d’importance. Attends… Tu sais bien que je suis au courant que tout ceci n’est qu’un jeu, pas vrai ? Se pourrait-il que tu l’ignorais ? Ça n’a pas vraiment de sens… Je te l’ai même dit sur la page de téléchargement du jeu, non ? Sérieusement… Si seulement tu avais prêté un peu plus attention, ça aurait été un peu moins bizarre, tu le sais… […] Sache que tous les poèmes que j’ai écrits parlent de ma révélation… … Ou bien, de toi. C’est pour cette raison que je ne suis pas vraiment entrée dans les détails sur ces sujets. Je ne voulais pas… briser le quatrième mur. J’imagine qu’on peut appeler ça comme ça. J’ai simplement pensé qu’il serait mieux de faire partie du jeu comme tout le monde. Que ça aiderait à ce qu’on finisse ensemble… Je ne voulais pas ruiner le jeu ou quoi que ce soit d’autre, tu sais ?*

Dans cette tirade, Monika montre assez vite qu’elle a conscience de n’être qu’un personnage emprisonné dans un jeu, ce qui est déjà assez inhabituel. Toutefois, l’alarme métaleptique véritable est surtout provoquée par la manière dont Monika s’adresse directement au joueur, sans passer par l’intermédiaire du personnage qu’il contrôle. Au contraire, elle nie même celui-ci et tente de convaincre le joueur, dont elle jure être amoureuse, qu’elle l’observe en ce moment, ce qui est renforcé par son regard scrutateur. Mais la peur métaleptique passe aussi par d’autres dispositifs textuels. Un des plus notables peut être vu si le joueur tente de sauvegarder sa partie. Un message s’affiche alors :« Il n’y a plus d’intérêt à sauvegarder. Ne t’en fais pas, je ne vais nulle part. » En disant cela, Monika, tout en s’attaquant encore au joueur, vise un élément du jeu qu’elle est censée ignorer puisqu’il ne fait pas partie de l’univers du jeu. En somme, le joueur a l’impression de se retrouver face à un danger inéluctable qui ne le menace plus seulement dans les bornes de l’écran, mais également dans son propre monde, le réel.

Conclusion

En tant que résumé d’un mémoire, cet article se veut avant tout illustratif et, surtout, accessible. J’ai effectué ici quelques analyses sur des cas qui me semblaient utiles et très représentatifs de ce qu’on trouve généralement dans les jeux effrayants. Néanmoins, la méthode décrite dans ces lignes ne demande qu’à être appliquée sur d’autres œuvres.

De plus, ce que j’entendais faire ici était de démontrer l’importance du texte dans les dispositifs de peur qu’on trouve dans le jeu vidéo ainsi que la particularité de ces dispositifs en comparaison avec ce qu’on trouve, par exemple, dans la littérature ou au cinéma. Mais le lecteur aura bien compris que la méthode est également applicable sur d’autres éléments du jeu, pour autant qu’on utilise les outils adaptés pour les étudier. Aussi, je ne peux que vous recommander de ne pas vous en tenir aux cas étudiés ici, mais plutôt de mettre à l’épreuve mes propositions sur d’autres œuvres, aussi diverses que possibles, et les plus terrifiantes que vous trouverez.

Pour aller plus loin : Bibliographie indicative

François-Xavier Surinx, lauréat du Prix BiLA 2020

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