Fantasy en rock majeur (partie 1)

Mais tout d’abord : “La fantasy, c’est quoi ? ça vient d’où ?”

On considère souvent, à tort, que la fantasy a vu le jour dans les œuvres littéraires des diverses mythologies de l’Antiquité : en Grèce, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, en Mésopotamie, L’épopée de Gilgamesh ou en Inde, Le Mahâbhârata.

De même qu’on situe parfois ses débuts dans des textes datant du Moyen Âge occidental tels que Le Cycle arthurien, les romans de chevalerie (de Chrétien de Troyes entre autres), les chansons de geste des trouvères et troubadours (La Chanson de Roland, par exemple), les sagas nordiques (La Saga de Njáll le Brûlé, L’Edda de Snorri…) ou les épopées (comme celle des Nibelungen).

En Orient, les contes persans des Mille et une Nuits ou, en Asie, Le dit du Genji (attribué à Murasaki Shikibu) pour ne citer qu’eux, sont considérés également comme des sources, voire des précurseurs de la fantasy.

Et il en va de même avec les “textes sacrés” comme la Bible, le Coran ou le Tanakh qui recèlent eux aussi une part de merveilleux. Ce qui donne à penser que l’on peut les considérer comme des ancêtres du genre.

Mais un problème se pose lorsqu’on remonte aussi loin. Que ce soit au Moyen Âge ou dans l’Antiquité, les rapports entre l’Histoire et la fiction sont différents de ceux qu’ils entretiennent de nos jours. Il convient mieux de parler de fantasy à partir du moment où l’histoire et le “merveilleux” qu’elle recèle a un caractère fictionnel et divertissant. Il est malgré tout vrai que bon nombre d’auteurs et illustrateurs de fantasy se réclament souvent des œuvres anciennes, y puisent leur inspiration et voient dans leurs créateurs des annonciateurs d’un imaginaire contemporain.

En fait, la fantasy moderne trouve ses origines au dix-neuvième siècle avec l’œuvre de deux écrivains clés, natifs de Grande Bretagne.

On doit à l’écrivain et pasteur calviniste écossais George MacDonald deux romans initiateurs de la vague : Phantastes (1858) et The Princess and the Goblin (1872). MacDonald, auteur d’une vingtaine de romans et recueils de poésie bien que peu connu en francophonie, jouit d’une certaine aura chez les anglophones. Le poète W.H. Auden, l’écrivain G.K. Chesterton et J.R.R. Tolkien l’admiraient et C.S. Lewis le considérait même comme son maître.

William Morris, écrivain, peintre, architecte, designer textile ou encore imprimeur a influencé l’œuvre de Tolkien. Outre plusieurs romans de science-fiction “socialiste”, il est l’auteur de quelques romans qualifiés de fantasy : Le Pays creux (The Hollow Land, 1856), La Plaine étincelante (The Story of the Glittering Plain, or The Land of Living Men, 1890), La Forêt d’Oultre-Monde (The Wood Beyond the World, 1894) et d’autres encore, parfois restés inédits en français.

À la même époque, Richard Wagner, compositeur allemand (et écrivain très prolifique – ce qu’on a tendance à oublier), s’inspire des mythologies germanique et scandinave pour son opéra principal, à savoir Der Ring des Nibelungen (L’anneau du Nibelung), tétralogie comprenant Das Rheingold (L’Or du Rhin, 1869), Die Walküre (La Walkyrie, 1870), Siegfried (Siegfried,1876) et Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux, 1876).

Il faut ajouter qu’au dix-huitième siècle le roman de chevalerie a vu un regain d’intérêt en France. Ces œuvres, fort appréciées Outre-Manche sous l’appellation “romances”, ont inspiré un mouvement artistique au début du dix-neuvième jusqu’à même lui donner un nom : le romantisme. Le roman de chevalerie est également à l’origine de la mode néo-gothique et du genre troubadour, cette passion romantique pour le Moyen Âge et l’amour courtois. Il a aussi grandement influencé la fantasy du vingtième siècle qui lui a emprunté son esthétique médiévale, décors et costumes, tout en créant des univers, imaginaires eux, peuplés de magiciens, de fées et sorcières, d’elfes, de dragons et autres monstres hybrides.

Les Chevaliers de la Table Rock dans l’espace…

Qui dit musique populaire dit, le plus souvent, paroles. Pas toujours, bien entendu. Car la musique instrumentale se taille également une très belle place. En parlant de musique populaire, je fais ici allusion aux nombreux genres et sous-genres dérivés du rock et de ses racines tels que le folk rock, le garage rock, le progressive rock, le punk rock, le grunge, le hard rock et le metal, la new wave ou la no wave pour ne citer que le quart du centième de la partie visible de l’iceberg titanesque (sorry !) d’une culture sonore toujours en mouvement et en révolution. L’illustration ci-contre n’est d’ailleurs elle-même qu’une ébauche carrément non-exhaustive des genres musicaux.

Les thèmes abordés par cette musique populaire de la seconde moitié du vingtième siècle sont innombrables. À commencer par l’amour et le sexe, sujets probablement les plus exploités. Viennent ensuite et dans le désordre, la politique – révolution, anarchie, gauche comme droite -, l’actualité et le social, la religion et ses dérivés – christianisme, satanisme, mysticisme, etc. – drogue(s) et alcool, argent, meurtre et j’en passe…

Par contre, les genres littéraires ne semblent intéresser que peu et en plus de manière ciblée. Exception faite pour quelques poésies et poètes, souvent des classiques, seules la science-fiction et la fantasy trouvent grâce aux yeux et à la plume (ou au clavier) de certains paroliers du rock. On voit mal un groupe de rock aborder Le Rouge et le Noir de Stendhal ou Moby Dick de Melville ! Quoique, The Cure s’est bien inspiré de L’étranger de Camus pour Killing an Arab sur l’album Boys don’t cry. Et, en cherchant un peu, on trouve d’autres exemples : Donovan, dans son album HMS Donovan, met en musique des textes de Lewis Carroll ainsi que des poèmes de William Butler Yeats, Eugene Field, Thomas Hood, entre autre – Diamanda Galas interprète sur plusieurs albums des poèmes de Charles Baudelaire, Tristan Corbière, Gérard de Nerval… – le groupe hollandais Mecano (à ne pas confondre avec le groupe espagnol du même nom) interprète des textes de Vladimir Mayakovsky – Richard Jobson a, lui, beaucoup travaillé sur les romans de Marguerite Duras… etc.

Certains auteurs de science-fiction n’hésitent pas à collaborer avec des groupes rock, comme par exemple Michael Moorcock, parolier occasionnel pour Blue Öyster Cult et chanteur sur un album de Hawkwind. D’autre part, les thèmes et apparitions de la SF sont innombrables dans le rock. À commencer par David Bowie qui, avec ses Spiders from Mars, n’a pas hésité à se créer un alter ego récurrent, le Major Tom. Jimi Hendrix, qui dévorait les collections de romans SF de son colocataire et manager Chas Chandler (bassiste des Animals), fait intervenir des extraterrestres en visite sur Terre dans ses textes, notamment dans Up from the Skies ou Third Stone from the Sun et s’inspire ouvertement de La nuit de la Lumière (Night of Light – 1966) de Philip José Farmer dans un de ses incontournables tubes, Purple Haze. Il était aussi logique que le Jefferson Airplane mue un jour en “Jefferson Starship”.

Plus proches des nous, après des noms évocateurs comme Commander Cody and his lost Planet Airmen, (albums Lost in the Ozone ou Tales from the Ozone), Hawkwind (Space Ritual, X in search of Space…) d’autres groupes et musiciens s’inspirent de thèmes, de livres, de films ou simplement de l’esprit science-fiction.

Parmi la multitude de groupes, on peut citer quelques exemples comme :

  • Roky Erickson and the Aliens ;
  • Dalek I Love you, référence aux deux films de Gordon Flemyng ;
  • Tubeway Army de Gary Numan avec entre autres un album intitulé Replicas ;
  • Devo, dont le second album Q: Are We Not Men? A: We Are Devo! fait directement référence à The Island of Dr. Moreau (L’île du Docteur Moreau – H. G. Wells, 1896) ;
  • Spizzenergy (connu pour Where’s Captain Kirk et dont le chanteur Spizz a également emprunté le pseudonyme de SpizzOrwell avant de former les Spizz and the Astronauties) ;
  • les B-52’s et leur Planet Claire (albums Wild Planet, Cosmic Thing, Bouncing off the Satellites…) ;
  • ou encore Human League à ses débuts (nom tiré d’un jeu de plateau de SF) qui se réclamait de J.-G. Ballard.

Mais je m’égare, là… Et les accointances entre SF et rock pourraient faire l’objet d’un autre article assez conséquent. Retour donc à la fantasy.

Il était une fois un livre par comme les autres…

Étrangement, pour commencer, je ne parlerai pas de rock et littérature, mais bien de littérature rock. En 1983, un ovni littéraire voyait le jour, traduit en français deux ans plus tard aux éditions de la Découverte : Armageddon Rag, d’un auteur alors jusque-là peu connu chez nous, un certain George R.R. Martin qu’on ne tarderait pas à découvrir quelques années plus tard avec la série romanesque du Trône de Fer.

Armageddon Rag commence comme un roman policier : Jamie Lynch est retrouvé ligoté à son bureau, le cœur arraché. C’était l’impresario d’un groupe mythique du début des années 70, the Nazgûl, dont le chanteur, Patrick Hobbins, a été abattu en plein concert. Deux meurtres qui donnent à Sandy Blair, écrivain de l’époque hippie, l’occasion de renouer avec l’underground et d’enquêter sur les deux affaires, d’autant qu’il est fasciné par l’histoire et la musique du Nazgûl.

Ce roman qui flirte allègrement avec le mystère, l’horreur et la fantasy n’a pourtant pas reçu l’accueil qu’il méritait et a d’ailleurs été en passe de ruiner la carrière d’écrivain de Martin. Ce fut un échec commercial, même s’il a reçu, en 1984, le prix Balrog du meilleur roman et a été nommé pour le prix Locus (meilleur roman de fantasy) ainsi que le prix World Fantasy (meilleur roman).

L’écrivain américain de SF Algis Budrys en dit que c’est un : « roman puissant et fondamental dans lequel le fantôme central n’est pas l’ombre d’une personne disparue, mais celle d’une époque »( in Books « F&F », 1984), tandis que le français Roland C. Wagner, écrivain de SF lui aussi et grand amateur de rock, dit de ce roman : « Astucieux, original et efficace, Armageddon Rag est autant un grand roman fantastique que l’un des plus beaux livres jamais écrits sur le rock » (in Fiction, n°369 – 1985).

George R.R. Martin a été jusqu’à écrire, dans les appendices, les paroles des morceaux du Nazgûl, album par album, avec même les timings de chacune des plages, comme si le groupe avait réellement enregistré ces titres. De mémoire, je ne sais plus s’il y avait les numéros de catalogue du label, mais il en aurait bien été capable…

En analysant en surface les thèmes et références du roman, on pense immédiatement aux Doors pour le charisme du chanteur assassiné lors d’un concert en 1971, de même qu’au festival d’Altamont, le 6 décembre 1969 lorsque Meredith Hunter s’est fait poignarder par un Hell’s Angel alors qu’il fendait la foule en pointant un revolver sur Mick Jagger en train d’interpréter Under my Thumb.

De plus, on remarquera sans peine que le nom du groupe est une référence directe à J.R.R. Tolkien, le Nazgûl. Dans Le Seigneur des Anneaux, les neuf Nazgûl, également appelés les Spectres de l’Anneau, les Cavaliers noirs, ou tout simplement Les Neuf, apparaissent sous la forme de spectres vêtus de grands manteaux noirs et sont les serviteurs de Sauron alias l’Ennemi, le Seigneur des Ténèbres, l’Agent du Mal en Terre du Milieu.

En allant plus loin encore, mais ce n’est que pure hypothèse de ma part, le nom du chanteur, Patrick Hobbins, ne serait-il pas un clin d’œil aux “hobbits” ?

Pour le fun, je vous conseille de regarder un petit pastiche musical, un épisode des Epic Rap Battles of History, web-série créée par Peter Shukoff et Lloyd Ahlquist : J.R.R. Tolkien vs George R.R. Martin, Tolkien accusant entre autres Martin de lui avoir copié les “R.R.” de son nom !

Au commencement était le folk…

Pour faire simple et sans entrer dans des considérations musicologiques compliquées, je dirai, peut-être de manière un peu trop schématique, que le rock’n’roll des années 50 a progressivement évolué au milieu des années 60 vers une musique moins carrée, moins basique. Bien entendu, l’arrivée de la pop n’a pas complètement bouleversé de fond en comble les bases du rock’n’roll.

En Angleterre, les Rolling Stones, par exemple, se sont inspirés à leurs débuts des standards du blues et du rhythm’n’blues en reprenant des morceaux de Willie Dixon, de Chuck Berry ou Rufus Thomas. Les Kinks, eux aussi dans leurs premiers albums, n’hésitaient pas à reprendre des morceaux de Chuck Berry ou Little Richard.

Ce n’est qu’à partir de la seconde partie des sixties que les compositions sont devenues plus travaillées, plus élaborées, comme c’est le cas pour la pop psychédélique de la West-Coast américaine (Jefferson Airplane, Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service, etc.) bien que de nombreux groupes garage et proto-punk continuaient à alimenter les scènes des diverses métropoles américaines, autant dans le nord que le sud, l’est ou l’ouest (The Seeds, The Standells, Electric Eels, The Sonics, MC5, The Stooges, The Hangmen, …).

En marge de la pop music, un courant moins plébiscité par le public, s’est néanmoins développé assez rapidement, tirant ses sources dans la musique traditionnelle : le folk. Courant qui s’est ramifié dans diverses directions, comme par exemple la suite logique du protest song américain (Joe Hill, Woody Guthrie…) avec des musiciens comme Pete Seeger, Joan Baez ou Bob Dylan à ses débuts donnant parfois naissance à des musiques hybrides, telles que le country folk, par exemple, combinaison de folk et de bluegrass.

Mais une autre branche de cette folk music s’est également répandue principalement en Europe, et tout particulièrement au Royaume Uni ainsi qu’en Bretagne. Cet important revival de la musique folklorique allait puiser ses racines dans la musique traditionnelle anglo-saxonne. La fin des années 60 a vu apparaître une flopée de groupes de folk et de folk rock. Parmi les plus intéressants du côté britannique, on retiendra Fairport Convention, Pentangle, Sweeney’s Men, Steeleye Span ou encore Planxty, ainsi que des musiciens comme Andy Irvine, Bert Jansch, John Renbourn.

En Bretagne, dès la seconde moitié des 60’s, Alan Stivell est reconnu par beaucoup d’artistes autant français qu’anglo-saxons, comme les Moody Blues, par exemple, pour lesquels il assurera, en juin 1968, la première partie au Queen Elizabeth Hall de Londres. Son troisième album Renaissance de la harpe celtique est accueilli par un public résolument pop/rock et Stivell se verra régulièrement inviter dans des festivals.

Parallèlement, une vague alternative, underground a également découlé de cette mouvance folk. Dans la plus pure tradition hippie, un groupe comme The Incredible String Band semble renouer avec les traditions moyenâgeuses des troubadours, voire même celles des bardes de l’Antiquité celtique. On parle aussi d’eux en termes de folk progressif ou de pop baroque.

Tyrannosaurus Rex (qui raccourcira plus tard son nom en T. Rex et échangera son folk psychédélique expérimental pour un glam rock plus électrique) est, en 1967, un duo formé par Marc Bolan (né Marc Feld) et Stephen Peregrin Took (de son vrai nom Steve Ross Porter). Ils écrivent des textes carrément influencés d’une part par les Chroniques de Narnia de C.S. Lewis et d’autre part par la trilogie du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien.

Le duo, assis en tailleur durant les concerts, portait de longues robes extravagantes et interprétaient des textes basés sur des légendes, des mythes, des magiciens ou autres créatures fantastiques. Un de leurs albums porte le titre évocateur de Prophets, Seers & Sages / The Angels Of The Ages tandis qu’un autre s’appelle Unicorn, animal légendaire ô combien célèbre actuellement dans les cours de récré des écoles maternelles !

Jusqu’à son décès accidentel en 1977 (il avait 29 ans), Marc Bolan n’a jamais renié son intérêt pour la fantasy qui est restée pour lui source d’inspiration.

À noter également que le pseudonyme du percussionniste, Peregrine Took (en français Peregrin Touque, appelé aussi “Pippin”) n’est autre que le nom d’un des quatre hobbits de la Communauté de l’Anneau dans Le Seigneur des Anneaux. Lorsqu’il quitta Tyrannosaurus Rex en 1969, Stephen Peregrin Took participa à la formation des Pink Fairies, puis, l’année suivante, fonda un line-up éphémère qui portera le nom de Shagrat. Shagrat, donc, nouvelle référence à Tolkien : c’est un des Orques de la Terre du Milieu, c’est un Uruk du Mordor qui commande une troupe stationnée dans la tour de Cirith Ungol (à noter que Cirith Ungol est aussi le nom d’un groupe de heavy/doom metal actif entre 1972 et 1992, reformé en 2015. Quant à Mordor, la liste des groupes qui portent ce nom est assez impressionnante…)

Dans un folk plus traditionnel, Donovan (Leitch) dont j’ai déjà parlé précédemment a, dans son répertoire, une série de morceaux faisant référence aux légendes et au médiévalisme, au fantastique et à la magie, comme Guinevere tout droit issue de la légende arthurienne, Season of the Witch, Hurdy Gurdy Man en référence aux musiciens du Moyen Âge. Il a été également l’acteur principal et le compositeur des musiques du film musical de Jacques Demy The Pied Piper (1971) adapté de la légende allemande Der Rattenfänger von Hameln (L’Attrapeur de rats de Hamelin), transcrite par les frères Grimm et connue chez nous sous le titre du Joueur de flûte de Hamelin.

Mais pendant ce temps-là…

Pendant ce temps-là, justement, un nouveau sous-genre du rock commence à poindre le bout de son nez vers la fin des années 60 et le début des 70 : la pop progressive qui allait rapidement devenir le rock progressif.

On entend par “musique progressive” un genre musical qui essaie d’ouvrir ses frontières à d’autres horizons musicaux en progressant par accumulation. En général, la musique que l’on considère comme progressive condense les influences de divers domaines musicaux ou culturels, comme la musique classique, le folk, le rock et le jazz. Il est d’ailleurs parfois difficile de catégoriser certaines musiques progressives. Prenons par exemple l’album Little Red Record de Matching Mole : d’un morceau à l’autre, on ne sait s’il s’agit de jazz, de rock, de fusion, de musique répétitive, ce qui fait de la musique progressive un genre à part entière et la distingue radicalement de la musique commerciale.

Bien entendu, comme chaque histoire a ses racines, il était normal de trouver, avant le prog rock, le “proto prog”. Sans en venir aux mains, les musicologues ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les véritables acteurs des prémisses du rock progressif.

Pour l’auteur Doyle Greene (dans Rock, Counterculture and the Avant-Garde, 1966–1970: How the Beatles, Frank Zappa and the Velvet Underground Defined an Era), ces précurseurs ne sont autres que les Beatles, auxquels il ajoute bien entendu d’autres comme Frank Zappa et ses Mothers of Invention, le Pink Floyd, United States of America ou encore Soft Machine.

Lorsque Doyle Greene parle des Beatles, j’imagine qu’il situe leur appartenance au proto prog à partir du concept album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (juin 1967), et cela à cause de l’utilisation d’instruments non conventionnels dans la pop de l’époque (sitar, clavecin, mellotron, glockenspiel, harmonium…) ainsi que par des compositions qui s’écartent résolument de la structure du rock’n’roll.

Pour Edward Macan, dans son livre Rocking the Classics : English Progressive Roch and th Counterculture, ce sont des groupes de la vague psychédélique qui représentent le style proto-prog et la première vague du rock progressif britannique. The Nice, the Moody Blues, Procol Harum (qui se maudissent toujours d’avoir composé leur – abominable – A Whiter Shade Of Pale qu’ils traînent comme un boulet depuis que ce slow – insipide – est devenu un tube planétaire !)

Une troisième théorie universitaire (de Paul Hegarty et Martin Halliwell dans Beyond and Before: Progressive Rock Since the 1960’s) présente non seulement comme des précurseurs du prog mais comme des développements essentiels du progressisme à ses débuts tous les groupes de la seconde partie des 60’s, à savoir les Beatles, les Doors, les Beach Boys, les Byrds, les Zombies, les Pretty Things, le Grateful Dead et, une fois de plus, le Pink Floyd.

L’inspiration de beaucoup de musiciens de prog rock est indéniablement liée à la fantasy. En effet, et cela est manifeste dans la structure des morceaux de certains groupes, les constructions ressemblent souvent à des trips sous acide, avec des envolées lyriques, voire lysergiques, qui évoquent parfois des univers imaginaires ou des œuvres de fantasy et de science-fiction.

A Night at the Opera Rock…

Alors que les Beatles enregistraient leur Sgt. Pepper dans le studio n°2 d’Abbey Road, le Pink Floyd, lui, investissait durant le printemps 1967 le studio n°3 pour leur premier album The Piper at the Gates of Dawn. Le titre de cet album dont pratiquement tous les titres sont composés, paroles et musique, par Syd Barrett est en fait celui du septième chapitre de The Wind in the Willows (Le Vent dans les Saules – 1908), un classique de la littérature pour enfants de l’ Ecossais Kenneth Grahame, l’un des principaux représentants de la fantasy animalière. Ce chapitre était le passage préféré de Barrett, d’ailleurs ami proche de Steve Peregrin Took. On peut voir chez Barrett la recherche de la magie de l’enfance, des contes et histoires, l’univers champêtre et onirique loin de la modernité des villes, telle l’œuvre de Grahame et de ses animaux anthropomorphes.

Dans cet album très probablement écrit sous acide et radicalement psychédélique, mais annonciateur du prog rock, on retrouve entre autres un morceau intitulé The gnome qui parle d’un petit homme appelé Grimble Crumble qui passe son temps avec les autres gnomes à manger, dormir et boire du vin ainsi que Matilda Mother, une histoire de roi ancien et de chevalier brumeux…

C’est en 1967 avec la sortie du Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band que l’on commence à parler de concept album. La même année, l’album du groupe psychédélique anglais Nirvana The Story of Simon Simopath raconte l’histoire d’un garçon qui rêve d’avoir des ailes et souffre de dépression nerveuse. Il montera à bord d’une fusée et deviendra ami avec un centaure ainsi qu’avec Magdalena, une petite déesse qui travaille dans le Pentecost Hotel…

Mai 68 voit la sortie de Ogdens’ Nut Gone Flake, troisième album des Small Faces, dont la face B est basée sur une histoire un peu naïve de conte de fées : Happiness Stan cherche à retrouver la partie “manquante” de la lune. Dans sa quête, il rencontrera une mouche qu’il sauvera de la famine. Cette mouche, pour le remercier, deviendra gigantesque afin de conduire Stan sur son dos dans un voyage psychédélique jusqu’à la grotte de Mad John the Hermit.

Mais ce n’est qu’un an plus tard, en décembre 1968 que sortira S.F. Sorrow des Pretty Things, le tout premier album qu’on pourrait pratiquement qualifier d’opéra rock bien que le style de narration soit différent des opéras rock qui ont suivi, tels que Tommy et Quadrophenia du Who ou The Wall du Pink Floyd. Alors que ces derniers utilisent les paroles des morceaux pour faire avancer l’action, l’histoire de Sebastian F. Sorrow est intégrée en petits passages narratifs apparaissant entre les paroles des morceaux sur le livret de l’album. Dans l’histoire, Sorrow rencontre le mystérieux Baron Saturday, un des esprits de la religion vaudou, qui lui “emprunte ses yeux” et l’emmène à travers le Monde d’en-dessous.

Bien que Pete Townshend (du Who) nie s’en être inspiré pour l’opéra rock Tommy, certaines similitudes dans les deux histoires ont fait que la presse de l’époque n’a pas manqué de les comparer.

D’autres concept-albums ou opéras-rock de groupes progressifs ayant pour inspiration le merveilleux, le fantastique et la fantasy verront le jour plus tard.

The Lamb Lies Down on Broadway, sixième album studio de Genesis (1974) raconte l’histoire d’un jeune portoricain de New York qui voyage dans des mondes imaginaires et fantastiques. Pour ce double album, Peter Gabriel a composé toutes les paroles et conçu le scénario en s’inspirant librement du film El Topo d’Alejandro Jodorowsky.

En 1990, Peter Hammill crée la première version de son opéra-rock The Fall of the House of Usher d’après la nouvelle d’Edgar Allan Poe (La Chute de la Maison Usher – 1839). Le livret est de Chris Judge Smith, un des musiciens de son premier groupe progressif, Van der Graaf Generator. Cette première version est arrangée pour synthétiseurs mais une autre version, plus rock avec guitares, violons, synthés et percussions sortira en 1999 avec, entre autres, Lene Lovich, interprétant Madeline Usher.

En France, un groupe se distingue dans le rock progressif par son intérêt dans le fantastique et les légendes. À ses débuts, dès 1972, Ange s’inspire de textes fantastiques du Moyen Âge. Dans les titres les plus évocateurs, on trouve Le soir du Diable, Aujourd’hui c’est la fête chez l’apprenti sorcier ou encore Godevin le vilain. Mais c’est surtout avec l’album Émile Jacotey qu’Ange donne la pleine mesure dans la fantasy. Le leader, Christian Décamps, fait la connaissance d’un ancien maréchal-ferrant de Haute-Saône qui raconte des légendes locales. Plusieurs titres de l’album seront inspirés par les histoires de Jacotey et sa voix servira de raccord entre les morceaux de la première face.

Les notions d’opéra rock et de concept-album seront très en vogue dans les années 70’s, même si chaque décennie a vu des œuvres les plus variées comme Crimson (1996) et Crimson 2 (2003) du groupe de death metal suédois Edge of Sanity, God in Three Persons (1988) et Tweedles! (2005) des inclassables Residents ou encore the Black Parade (2006), opéra-punk de My Chemical Romance.

Graphisme fantasy et fantaisies graphiques…

On a fait pas mal de progrès en matière de pochettes des disques en quelques années. On se souvient de la sobriété des designs des albums du début des années 60 et l’évolution rapide en moins de 5 ans. Prenons ne fût-ce que deux des groupes les plus connus de la planète, à savoir les Beatles et les Rolling Stones. En 1963 et 1964, respectivement pour les premiers et les seconds, nous avons tout juste une photo du groupe alors que, quelques années plus tard, même si les musiciens sont toujours visibles, l’esprit a sérieusement changé, grâce à une “mise en scène” du décor.

Petit à petit, l’évolution de la pop vers un rock progressif a, d’une certaine manière, obligé les designers de pochettes à se renouveler et à quitter l’image du groupe obligatoirement présent sur la face avant afin que l’on puisse bien l’identifier. Quitte même à ce que le nom du groupe et le titre de l’album n’apparaissent même pas. Ce qui est le cas de la plupart des albums du Pink Floyd ou plusieurs de King Crimson. De plus en plus, on fait appel à des illustrateurs, des photographes, des peintres ou des plasticiens qui ne sont pas, à la base, directement impliqués dans le rock. C’était déjà le cas de Jann Haworth et Peter Blake pour la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band – dont je parlerai un peu plus tard – et ce sera le cas de H.R. Giger (Brain Salad Surgery d’Emerson, Lake & Palmer).

Le célèbre collectif d’artistes Hipgnosis – dont Peter “Sleazy” Christopherson de Throbbing Gristle et Psychic TV a fait partie – a également beaucoup œuvré pour le prog rock mais son influence sera nettement plus teintée de surréalisme que d’inspirations fantasy. Eux aussi ont réalisé beaucoup de pochettes pour le Pink Floyd, Peter Gabriel, Led Zeppelin, Genesis, The Alan Parsons Project, Wishbone Ash, et j’en passe…

Roger Dean, lui, a un univers tout particulier. Son imaginaire tient tout autant de la fantasy que de la science-fiction. Ses images de mondes improbables pourraient servir de décors pour des romans graphiques et des scénarii de films fantastiques. Lorsqu’il intègre des “êtres vivants”, il s’agit en général d’êtres mythiques, comme des dragons, des hydres, ou des personnages hybrides, sortes de magiciens sinistres et énigmatiques avec, en général, plus que deux bras… D’une certaine manière, on pourrait le rapprocher de l’illustrateur danois Kay Nielsen qui a illustré, entre autres, les Contes de Mille et une Nuits ou le conte danois East of the Sun and West of the Moon. On sent parfois, chez l’un comme chez l’autre un certain japonisme dans les mouvements des paysages.

Roger Dean collaborera avec le groupe Yes pendant 47 années, créant leurs logos et la plupart des pochettes de leurs albums, mais aussi pour Uriah Heep, Magna Carta, Budgie, Asia, Gentle Giant et bien d’autres.

 

 

Mais Tolkien, dans tout ça ?

Jusqu’ici, à part quelques références très timides à des auteurs de fantasy, les mondes fantastiques et les histoires merveilleuses venaient en général de l’esprit, souvent aidé par les psychotropes les plus divers, des musiciens et paroliers. Cependant, quelques groupes et musiciens n’ont pas hésité à prendre l’œuvre de J.R.R. Tolkien comme source d’inspiration. Que ce soit pour leurs noms ou pour leurs textes.

Restons tout d’abord dans les années 60 et 70.

Il serait dommage de ne pas commencer par, ou de passer à côté d’un monument du kitch qu’on ne peut pas réellement qualifier ni de pop, ni de rock, mais plutôt d’outsider music : The Ballad of Bilbo Baggins sur l’album Two Sides of Leonard Nimoy (1968). Eh oui, Mr. Spock himself !

Alors qu’il tournait la mini-série “Get back”, documentaire musical en trois parties sur Les Beattles, le réalisateur néo-zélandais Peter Jackson (à qui l’on doit la célèbre adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux) a interrogé Paul McCartney sur cette fameuse adaptation de l’œuvre de Tolkien que les « quatre garçons dans le vent » envisageaient sérieusement de réaliser. McCartney aurait dû être Frodon et Ringo Starr son ami Sam. George Harrison, lui, aurait pu faire un excellent Gandalf. Quant à John Lennon, McCartney pensait, sans s’en souvenir précisément, que son rôle aurait été Gollum. Il semblerait, sans certitude, que les Beatles auraient approché Stanley Kubrick pour la réalisation.

Les raisons de l’échec de ce projet sont diverses et sujettes à caution comme le fait que Tolkien, qui n’aimait déjà pas que le mouvement hippie se soit approprié son œuvre, se serait radicalement opposé à l’idée de voir jouer ses personnages par des musiciens pop, que les droits d’adaptation ont été acquis par United Artists et pas Apple Corps, l’entreprise de production des Beatles, ou encore qu’il était totalement impossible de condenser cette histoire en un seul film. On ne saura certainement jamais la raison exacte. Vrai que Tolkien n’aurait certainement pas apprécié de voir ses hobbits se balader dans un sous-marin jaune… Ou vert pour Maurice Chevalier qui, j’imagine, devait être daltonien !

Paul McCartney aurait dit à Peter Jackson pour conclure leur entretien : « Eh bien, je suis heureux que nous ne l’ayons pas fait, vous deviez faire le vôtre et j’ai adoré votre film ».

Ce film, s’il avait vu le jour, aurait été à des années-lumière de la version de la version de Peter Jackson ou de celle, décevante, de Ralph Bakshi (1978).

Toujours en 1968, le groupe américain de psyché-folk Pearls before Swine n’hésite pas à reprendre mot à mot les 5 premiers vers de l’épigraphe du Livre I : La communauté de l’anneau dans le morceau Ring Thing qui clôture son second LP Balaklava : « Three Rings for the Elven-kings under the sky – Seven for the Dwarf-lords in their halls of stone – Nine for Mortal Men doomed to die – One for the Dark Lord on his dark throne – In the Land of Mordor where the Shadows lie ».

Jack Bruce, rendu célèbre par son rôle de principal parolier, bassiste et chanteur du premier power trio de l’histoire du rock, Cream, entre 1966 et 1968 (avec Ginger Baker à la batterie et Eric Clapton à la guitare) sort en 1969 son premier album solo Song for a Tailor avec le titre To Isengard, l’Isengard étant une forteresse à l’extrémité sud des Monts Brumeux de la Terre du Milieu.

Le 7 juillet 1969, lors de sa prestation au Mississippi River Festival (Edwardsville, IL), Joni Mitchell a présenté son morceau I Think I Understand en disant que la Trilogie de Tolkien l’avait beaucoup marquée quelques années plus tôt et que son personnage préféré était Galadriel qui était à l’origine de l’idée de ce morceau.

En 1970, Black Sabbath sort son premier album sur lequel on peut voir deux titres inspirés de la littérature fantastique, à savoir Behind The Wall Of Sleep, référence à la nouvelle du même nom (Par-delà le mur du sommeil – 1919) de H.P. Lovecraft et The Wizard, le Gandalf de Tolkien, bien entendu.

La même année, le musicien suédois de rock progressif et de jazz-fusion Bo Hansson sort un concept-album : Sagan om ringen (Le seigneur des Anneaux traduit par Music Inspired by Lord of the Rings). Le succès ne sera que modéré lorsqu’il dépassa, deux ans plus tard, les frontières de la Suède. Hansson restera très méconnu, malgré le fait qu’il est, entre autres, l’auteur des paroles de Tax Free de Jimi Hendrix avec qui il a eu l’occasion de faire une jam session accompagné par son batteur Janne Karlsson en 1967.

Bien que le texte ne contienne pas réellement de références à Tolkien, Barclay James Harvest signe, sur son second album Once again (1971) un morceau dont le titre est Galadriel, une Elfe de la lignée royale des Ñoldor qui apparaît dans Le Seigneur des Anneaux et le Silmarillion.

Sur l’album Mirage (1974) du groupe progressif anglais Camel, une longue plage s’intitule Nimrodel / The Procession / The White Rider. Ce morceau divisé en trois parties est directement lié au Seigneur des Anneaux. La première partie, instrumentale, porte le nom d’une Elfe de Lothlórien, Nimrodel, qui a donné son nom à la rivière de la Terre du Milieu près de sa maison. La seconde partie, également instrumentale, fait référence aux nombreuses processions qui apparaissent dans la saga. Le texte de la troisième partie, The White Riders, parle sans équivoque de Gandalf, même si son nom n’apparaît pas directement.

Le groupe de hard rock canadien Rush sort son second album Fly by night en 1975 sur lequel on trouve en face b, le morceau Rivendell. Comme je l’évoquais déjà dans le passage sur Tyrannosaurus Rex, Rivendell est une vallée des Monts Brumeux où réside un groupe d’Elfes sous l’autorité d’Elrond.

Sur la première face du même album, on trouve aussi une autre composition qui, n’ayant pas de rapport avec Tolkien, met malgré tout la fantasy en avant. Une longue “suite” en 4 parties raconte le combat entre By-Tor et le Chien des Neiges (By-Tor and the Snow Dog) et la victoire de ce dernier sur le “chevalier des ténèbres”, le “centurion du Mal” qu’est By-Tor.

Fantasy, magie, occultisme et Tolkien : un drôle de dirigeable…

Mais lorsqu’on pense rock et Tolkien, même si ce dernier n’était pas chaud rapport au genre, c’est surtout Led Zeppelin qui vient directement à l’esprit. On a souvent évoqué le fait que Jimmy Page est féru d’occultisme. Il a, entre autres, accepté de faire la bande son du film Lucifer Rising de Kenneth Anger en 1972 qui a été finalement refusée suite à une querelle entre Anger et Page. Cependant, Page est acteur dans ce court métrage. Grand collectionneur des objets ayant appartenu à Aleister Crowley – manuscrits, cannes, pipes, lunettes, etc. – il a même été jusqu’à devenir propriétaire de son manoir, Boleskine House, sur les bords du Loch Ness en 1970. Il le revendra en 1992. Dans le documentaire The Song remains the same (1976), la séquence du magicien joué par Jimmy Page a d’ailleurs été tournée le long du Loch Ness, à quelques pas de Boleskine House.

Rappelons que Crowley (1875-1947) était mage, occultiste, poète et écrivain, franc-maçon, tarologue et astrologue anglais, notamment membre de la société secrète the Golden Dawn. Sa réputation sulfureuse et controversée, que ce soit pour ses mœurs sexuelles, ses idées occultistes et politiques lui ont valu le sobriquet de « L’homme le plus malsain du monde ». Il disait de lui-même qu’il était « The Great Beast 666 ».

Il prônait entre autres la polygamie, la consommation de drogues (héroïne, cocaïne, etc.) et sa germanophilie l’a rendu indésirable en Angleterre lors de la Première Guerre mondiale.

Jimmy Page, donc, lui voue, si pas un culte, au moins une admiration très particulière. Il faut savoir aussi que Page a racheté en 1973 “Equinox”, une petite librairie ésotérique dans le quartier de Kensington. Magasin qu’il revendra trois ans plus tard, le temps de réunir des fonds pour republier certains livres rares de Crowley. Il rachètera ensuite, en 1975, une ferme que Crowley avait louée à Cefalù en Sicile et avait nommé Thelema, en référence à l’abbaye de Thélème de Rabelais.

Les influences occultes ne manqueront pas de transparaître dans la musique, les paroles mais aussi l’imagerie de Led Zeppelin. Sur la pochette intérieure de l’album sans titre communément appelé Led Zeppelin IV, une série de signes cabalistiques sont censés représenter les membres du groupe. Le premier représente Jimmy Page. Bien qu’il ne contienne pas de “lettres”, on l’appelle généralement à tort “ZoSo”. C’est Page lui-même qui l’a conçu, selon certaines sources, à partir d’un ouvrage de magie noire appelé Le grand Grimoire ou aussi Le Dragon rouge probablement rédigé au dix-neuvième siècle, bien que certaines éditions datent de 1521 ou 1522 et même de 1421. Le logo de Page est composé de signes du zodiaque dont la forme Z qui représenterait Saturne ou le Capricorne, signe zodiacal de Page. La signification de ce symbole est incertaine et il est même possible qu’elle soit liée à l’occultisme, notamment à Aleister Crowley.

À noter, en passant, que Crowley a été membre de l’Hermetic Order of the Golden Dawn in the Outer ou plus simplement la Golden Dawn, une société secrète britannique de la fin du dix-neuvième siècle se présentant comme une “école consacrée à l’étude des sciences occultes”. Parmi ses membres on retrouvait le poète William Buttler Yeats (qui en fût d’ailleurs “grand Maître” entre 1901 et 1903), l’écrivain de romans d’horreur et de fantasy Algernon Blackwood (presque aucune traduction en français), Arthur Machen, écrivain de littérature fantastique (son roman The Great God Pan [Le grand Dieu Pan – 1894] aurait inspiré L’Appel de Cthulhu et surtout L’Abomination de Dunwich d’H.P. Lovecraft), ou Sax Rohmer, le “père” de Fu Manchu. Il est possible, mais sans aucune certitude, que Bram Stoker aurait lui aussi fait partie de la Golden Dawn.

Aleister Crowley a eu une très grande influence dans la culture britannique. Dans son roman policier et fantastique The Dancing Floor (Le Vingt-Sixième Rêve – 1926), John Buchan calque son personnage Shelley Arabin sur Crowley. Dans son roman The Devils rides out (Les Vierges de Satan – 1934), Dennis Wheatley utilise l’image de Crowley sous les traits de Damien Mocata, un sinistre prêtre défroqué à la tête d’une secte satanique et qui se livre à la magie noire. Ce roman sera porté à l’écran en 1968 par Terence Fisher avec Christopher Lee comme acteur principal (tiens donc…) et Richard Matheson comme scénariste.

En musique, on pense bien évidemment à la pochette de Sgt. Pepper que l’on doit aux deux artistes pop-art anglais Jann Haworth et Peter Blake, la liste des personnages ayant été, entre autres, les suggestions des Beatles eux-mêmes. Aleister Crowley est le deuxième en commençant par la gauche de la rangée du fond. Pour l’anecdote, un personnage célèbre est bel et bien présent dans le groupe, mais caché derrière le groupe : Adolf Hitler, suggéré par John Lennon.

Ozzy Osbourne, sur son premier album solo, Blizzard of Ozz (1980), signe un morceau qui s’appelle tout simplement Mr. Crowley sur des paroles de son bassiste Bob Daisley.

Du côté de Bowie, on suggère, mais je pense qu’il faut chercher loin, que le morceau Let’s dance (1983) pourrait paraphraser le poème Lyric of Love to Leah que Crowley a écrit en 1923, mais une chose est certaine, la première strophe du morceau Quicksand sur son album Hunky Dory (1971) est sans équivoque : « I’m closer to the golden dawn – Immersed in Crowley’s uniform – Of imagery ».

Sur le troisième album de Led Zeppelin, les premières éditions comportent une petite maxime gravée dans le vinyle même sur chacune des faces. “So mote be it” est une phrase rituelle utilisée en franc-maçonnerie, dans la fraternité de la Rose-Croix et plus récemment dans le néopaganisme. Elle pourrait correspondre à “Ainsi doit-il en être”. Sur l’autre face on peut lire “Do What Thou Wilt” (“Fais ce que tu veux”), les premiers mots de la devise d’Aleister Crowley : « Do what thou wilt shall be the whole of the law. Love is the law, love under will. There is no law beyond do what thou wilt ».

Ce qui nous ramène bien entendu à Jimmy Page et Led Zeppelin… Retour aux symboles, donc.

Celui de John Paul Jones est un cercle recoupant trois vesica piscis. Tout comme celui de John Bonham, ce symbole a été tiré du livre Das Zeichenbuch (Le Livre des Signes – 1926) du typographe allemand Rudolph Koch que Jimmy Page leur avait présenté et dans lequel ils devaient choisir leur propre symbole. D’après Koch, le symbole de John Paul Jones serait utilisé pour exorciser les mauvais esprits.

Toujours d’après Koch, les trois cercles enlacés de John Bonham (dit Bonzo) seraient un des plus anciens symboles de la Trinité. Certains disent qu’ils peuvent représenter une batterie vue d’en haut ou encore que ces trois cercles seraient le logo d’une marque de bière particulièrement appréciée par Bonzo. Auquel cas, il me semble qu’il s’agirait très probablement de la Ballantine Beer, bien qu’elle soit américaine ! Mais bon, ce ne sont que de simples suppositions…

Quant au symbole de Robert Plant, c’est, comme celui de Page, une composition personnelle. Une plume dans un cercle. Il en dit lui-même que, si son choix s’est porté sur une plume, c’est qu’elle est un symbole sur lequel toutes les philosophies se sont appuyées, qu’elle représente le courage dans certaines tribus indiennes. Elle représente aussi la vérité. D’autres interprétations suggèrent que cette plume est celle de la déesse égyptienne Maât, déesse de l’harmonie cosmique, de l’ordre et de l’équilibre du monde, de l’équité, de la justice, de la paix et de la vérité, le tout dans un cercle continu qui représenterait la vie. D’autres y voient encore une analogie entre la plume et l’écriture des paroles des morceaux du groupe.

Un cinquième symbole apparaît dans les crédits de l’album. Il s’agit de celui de Sandy Denny, ancienne chanteuse des Strawbs et de Fairport Convention, une des deux seules personnes à contribuer musicalement au quatrième album de Led Zeppelin – Ian Stewart, pianiste sur Rock’n’Roll n’étant pas crédité. On la retrouve au chant sur The Battle of Evermore. Ce serait, toujours d’après Rudolph Koch, un ancien symbole pour la Divinité. Oui, mais laquelle ? Grande question !

C’est sur le deuxième album du groupe que les allusions au Seigneur de Anneaux apparaissent pour la première fois. Le morceau Ramble on fait référence au voyage qu’accomplit Frodon. On y entend d’ailleurs ces phrases : « T’was in the darkest depth of Mordor – I met a girl so fair, – But Gollum, the evil one crept up – And slipped away with her ».

Sur le Led Zeppelin IV, on trouve un morceau dont le titre Misty Mountain Hop est une référence aux Monts Brumeux, une chaîne de montagne de la Terre du Milieu. Certains voient dans le reste du texte des allusions énigmatiques aux substances psychotropes en forme d’hommage, vu qu’il semblerait que beaucoup auraient vu, dans la saga tolkiennienne, une évocation de l’expérience hallucinogène de la fin des sixties et début des seventies. Cela me semble quand même un rien fumeux comme théorie, mais bon…

Par contre, dans The Battle for Evermore, on retrouve un mélange de l’œuvre de Tolkien – The Ring Wraiths Ride In Black – et l’île d’Avalon de la légende arthurienne – I’m Waiting For The Angels Of Avalon. Le titre pourrait être une référence à la bataille des Champs de Pelennor, la plus importante bataille de la Guerre de l’Anneau en termes d’effectifs et qui oppose l’armée de Gondor à Sauron, le Seigneur des ténèbres. Par contre, vu que l’île d’Avalon est elle aussi mentionnée dans les paroles du morceau, cette bataille pourrait aussi bien être la Bataille de Camlann, dernière bataille du roi Arthur avant son départ pour l’île.

On pourrait aussi, mais ça, c’est une interprétation toute personnelle, y voir une allusion au poème de W.B.Yeats The song of the Wandering Aengus qui se termine par « The silver apples of the moon, The golden apples of the sun » vu que, dans le texte du morceau, on peut entendre parler de pommes de la Vallée [The Apples Of The Valley] et de pommes qui virent brunes et noires [The Apples Turn To Brown And Black]. Rappelons que William Butler Yeats fut un des Maîtres de la Golden Dawn…

Dans Over the Hills and Far Away que l’on trouve sur Houses of the Holy, le cinquième album du groupe sorti en 1973, certains voient dans cette Dame qui possède l’amour dont le narrateur a besoin, la personnification de l’Anneau comme le faisait parfois Frodon, Aragorn et d’autre. Pourquoi pas, après tout ? Il est vrai que Gollum lui-même personnalisait l’Anneau en l’appelant Mon Précieux…

Mais, ce que je retiendrai principalement, c’est que le titre, en plus d’être une chanson anglaise dont les origines remonteraient au dix-septième siècle, est aussi pratiquement le titre, à un mot près, d’un poème que J.R.R. Tolkien a écrit en 1916 et réécrit en 1927 : Over Old Hills and Far Away.

Et, pour clôturer ce (long) passage sur Led Zeppelin (et Aleister Crowley…) par une anecdote, le morceau Bron-Y-Aur Stomp sur leur troisième album a été composé par Page et Plant dans le cottage Bron-Y-Aur au Pays de Galles. Ce morceau était dédié au chien du chanteur. Même s’il n’y a aucune référence explicite à Tolkien, il faut savoir que le chien de Robert Plant s’appelait “Strider”, nom parfois employé pour désigner Aragorn…

La suite dans un mois… En attendant : téléchargez ici la discographie des oeuvres citées dans cet article.

Jean-Pierre Devresse

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