Go Ape ! L’aventure de La Planète des singes

La dernière image de La planète des singes de Franklin Schaffner reste une des plus marquantes de l’histoire du cinéma hollywoodien et de la culture populaire. Fruit d’une dramaturgie particulièrement habile, le film demeure aujourd’hui encore un jalon important du cinéma de l’imaginaire, dont la pérennité repose en grande partie sur une imagerie forte et directe qui puise dans une multitude d’autres genres.

Pourtant, lorsqu’on demandait à Pierre Boulle si son roman éponyme (publié en 1963) relevait de la science-fiction, l’auteur recourrait à la pirouette rhétorique de l’écrivain peut enclin à être assimilé à la littérature populaire, arguant qu’il œuvrait davantage dans la fable philosophique où « l’homme est au centre » que dans un des mauvais genres que l’on aime à plébisciter ici. S’assurer d’être perçu comme un descendant de Voltaire, et non un lointain cousin d’Henri Vernes, en somme. Au-delà de ce que peut inspirer ce type de positionnement, on pourra dire simplement qu’assumer la tentation de l’aventure ne titillait guère l’homme, qui par ailleurs émettra plusieurs réserves sur le film tiré de son œuvre. Il sera d’ailleurs rapidement évincé des suites qui composeront ce qui peut être considéré comme la première véritable franchise du cinéma hollywoodien de SF.

L’aventure comme élan et comme diversion

Dès la sortie du roman, le producteur Arthur P. Jacobs voit dans le roman de Boulle l’opportunité de donner naissance à un film particulièrement ambitieux. Alors que la littérature de science-fiction sort de son âge d’or, et que les mythes de « l’aventure spatiale » s’ancrent toujours davantage dans l’imaginaire collectif, les sixties voient Hollywood déterminé à sortir plusieurs genres populaires de l’escarcelle de la série B, en leur donnant des moyens artistiques et financiers considérables. La Terre est devenue petite pour les explorateurs, et l’infini étoilé attend de révéler ses merveilles et ses dangers. Planète interdite, en 1956, adopte le cinémascope et bénéficie d’un budget rare pour une œuvre de ce type. Star Trek s’en va parcourir l’ultime frontière à la télévision dès 1966, et Stanley Kubrick rencontre Arthur C. Clarke en 1964 pour débuter le travail sur 2001, l’Odyssée de l’espace, qui sortira en 1968, la même année que le film de Schaffner.

La planète des singes va ainsi s’ancrer dans un mouvement créatif vivace porté vers le futur. Dans son cas spécifique, plusieurs futurs même : un futur proche, le film situant le départ de l’astronaute Taylor en 1972, à peine 4 ans après la date de sortie du film, et un futur lointain, celui de l’action même, dans cette Terre dévastée qui a vu le singe remplacer l’homme dans la chaîne évolutive.

Mais la nature même de ces antagonistes, ces primates dotés de parole, capables de manier le fusil et empaillant les hommes, va par ricochet solliciter des figures des fictions passées, car charriant un imaginaire populaire spécifique. Si les recherches sur les grands singes vont inspirer Pierre Boulle lui-même, le cinéma et les récits d’aventure regorgeaient au préalable d’histoires où gorilles et consorts sont sources de péripéties, d’amusement ou de danger. On pense à Tarzan, à King Kong, mais plus avant encore à la civilisation chimpanzé de Rudyard Kipling dans Le livre de la jungle… Un imaginaire qui va se mêler de manière organique à celui de la science-fiction, hybridation portée par l’intelligence de scénario de Rod Serling qui se révèle à la fois modèle de cohérence interne, et démonstration pure d’un art subtil de la diversion, basé sur la connaissance intuitive des codes narratifs du spectateur.

Le scénariste, grand habitué du récit à twist, avait d’ailleurs préalablement travaillé sur une révélation similaire pour sa série phare The Twilight Zone, avec l’épisode I Shot an Arrow into the Air rédigé en 1959. Revoir le film aujourd’hui, en ayant toute connaissance de la finalité du récit, permet de constater l’honnêteté scénaristique du film qui, dès ses premiers dialogues, nous révèle les fondations de sa révélation finale : le voyage spatial de Taylor, la vitesse du vaisseau, va les propulser dans le futur. Le récit insistera d’ailleurs souvent sur ce ressort purement science-fictionnel dans la première partie du film, Taylor découvrant que les indicateurs de bord fixent l’année de leur crash en 3978.

Toute cette mise en place aurait pu avertir le spectateur mais une fois ces éléments posés, le film va déjouer les attentes en modifiant subtilement les textures du genre exploré. L’aventure et ses tropes comme camouflage… les combinaisons spatiales deviennent loques, puis sont troquées contre des vêtements déchirés et des pagnes évoquant les tenues de Tarzan. La découverte progressive des hommes primitifs, l’apparition de forêts, de cascades, modifient la perception du récit et évincent les données scientifiques posées en amont pour nous amener lentement dans un imaginaire d’aventures, dans lequel nous sommes brutalement propulsés par l’apparition inattendue des guerriers gorilles, dont le comportement évoque autant celui de chasseurs coloniaux conquérant les continents sauvages, que des archétypes westerniens.

Ce bouleversement, sans fragiliser l’univers fictionnel, a pour conséquence d’induire un doute permanent sur les desseins de ce qui nous est raconté, plaçant le spectateur dans la position exacte de Taylor, qui évolue dans un terrain à la fois connu, et pourtant contredit régulièrement. Car après les multiples tentatives d’évasion du héros, et plusieurs scènes de tension et d’action typique du récit d’aventure, le moment où le personnage retrouve la parole amène un nouveau basculement et renforce le versant critique et satirique du film, puisque c’est de la nature de l’homme même dont il va être question directement.

Tiraillée par la dualité entre la foi et la science, minée par son absurdité dogmatique et la tentation de l’obscurantisme, la planète des singes n’attend plus qu’une ultime révélation pour devenir à nouveau la planète des hommes. Un world building ingénieux, efficace, et imparable, bénéficiant d’un équilibre narratif rare dans la gestion de ses retournements de situation. L’univers de La planète des singes s’impose en un seul film comme un terreau fertile d’une profonde richesse, dont chaque facette sera propice à être développée ensuite dans un genre plus prononcé.

Dévolutions en série

Pierre Boulle lui-même est invité à se pencher sur la suite attendue et annoncée, mais son scénario, intitulé La planète des hommes, sera rapidement rejeté. Séquelle mise en chantier dans la foulée immédiate du succès du premier opus, Le secret de la planète des singes (Ted Post, 1970) ne bénéficie plus de l’effet de surprise et joue d’emblée la carte de la redite et de la surenchère. Nouvel atterrissage catastrophe, nouveau scientifique découvrant le monde de Zira, Cornelius, Zaïuss… Mais cette fois, l’audience a par la force des choses un coup d’avance sur le protagoniste. En guise de nouveauté, et presque comme un aveu d’impuissance à renouveler la recette, le film va employer un série de ressorts toujours plus pulp, amenant la saga sur un terrain bis beaucoup plus prononcé, à grand renfort d’humains mutants dissimulant leur apparence difforme sous des masques, de décors souterrains mystérieux, et de bombe atomique n’attendant qu’une occasion pour dévaster le monde – source de l’élément véritablement inattendu car, alors qu’on imagine la production prête à capitaliser jusqu’à plus soif sur l’exotisme de son univers futuristo-primitif, le final semble vouloir mettre un terme à sa saga en détruisant purement et simplement la poule aux œufs d’or. La bombe explose, le monde des singes est détruit.

Mais si le futur est atomisé, le passé reste un vaste territoire. Les trois films qui suivront, à raison d’un par année, composeront une véritable saga dérivée. Les motifs restent présents, franchisés, dira-t-on, mais l’argument principal est celui du renversement du point de vue et par conséquent d’une inversion de l’identification spectatoriel.

Les évadés de la planète des singes (Don Taylor, 1971), qui voit Zira et Cornélius voyager dans le temps par une pirouette scénaristique commode, vient modifier notre approche de l’histoire : cette fois, ce sont les singes qui découvrent l’absurdité du monde contemporain. Une société qui les accueille comme des curiosités, les célèbre, avant de décider leur mort. L’ambition baisse néanmoins d’un cran : un cadre urbain banal remplace l’exotisme, le nombre réduit de protagonistes simiesques amenant une économie substantielle. On notera cependant le charme de certains éléments narratifs liés aux paradoxes temporels qui annoncent Terminator de James Cameron (venus du futur, Zira et Cornelius donnent naissance à César, qui sera le meneur légendaire du soulèvement des singes, une boucle sans fin évoquant la conception de John Connor dans le présent par son père venu du monde post-apocalyptique), et la possibilité offerte de développer le récit comme allégorie des bouleversements sociaux qui traversent les états-unis.

La conquête de la planète des singes ( J. Lee Thompson, 1972), qui narre la prise de pouvoir de César exhortant les siens à prendre les armes et se libérer du joug des hommes, est une parabole claire (et revendiquée) des émeutes de Watts en 1965, et plus globalement de la lutte pour les droits civiques et l’abolition de l’esclavagisme. Les maquillages sont recyclés, le rythme de production effréné, et cette « phase II » s’achève avec La bataille de la planète des singes (J. Lee Thompson, 1973), qui voit son contexte évoluer pour servir de jonction entre cette saga du passé et celle du futur. Mais ni le propos, ni la mise ne scène purement fonctionnelle, ne parviennent à réinsuffler l’énergie nécessaire pour que le film échappe à son statut de suite servile et peu inspirée.

L’attention du public, maintenue de plus en plus artificiellement par un système de suites en enfilades, devient désintérêt, même si la franchise restera présente dans la culture populaire par des dessins animés, un feuilleton TV, une exploitation abondante de produits dérivés – et un épisode d’anthologie des Simpsons où le film devient une comédie musicale.

Back in time

Malgré son univers évocateur, le Planète des singes original bénéficie d’une mécanique qui lui est propre, d’une construction impossible à renouveler sans redite ou trahison directe. Longtemps, les projets de remake vont se casser les dents à tenter de réinventer le concept, prisonniers d’un dispositif créatif désormais très limité : trop s’éloigner du récit d’origine, tenter de se démarquer en évitant une narration basée sur des remises en perspectives successives, c’est couper le lien avec le système narratif du film de Schaffner, dont il est un élément indissociable ; s’enfermer dans la déférence et le respect servile, c’est prendre le risque d’un film clone dévitalisé par l’existence même du film matrice.

En 1993, la Fox est abordée par les producteurs de Tueurs nés pour un projet coupant radicalement les ponts avec le concept original, avec un Oliver Stone à la barre tout juste sorti de Tueurs Nés, proposant un pitch étonnant : « et si le temps n’était pas linéaire, mais circulaire, et qu’il n’y avait pas de différence entre le passé et le futur ? Et si on découvrait des singes védiques cryogénisés qui détenaient le code secret de la Bible prévoyant la fin de la civilisation ? ». Un concept alambiqué qui n’aboutira pas, repoussant la réalisation d’un remake à 2001, avec l’arrivée de Tim Burton sur le projet.

Très prudent, le film prend le parti de revenir à la fantaisie, amplifie l’aventure et l’action, sans se risquer à marcher sur les plates-bandes de Schaffner et Serling. A la faveur du film : une description particulièrement plaisante de la civilisation simiesque, et des effets spéciaux autorisant une variété beaucoup plus large des mouvements des singes, qui amène une exploitation ludique du décor. On notera aussi quelques rares moments où la rage bestiale des antagonistes s’exprime pleinement. Pour le reste, et sans grand panache, le film fait le choix d’un récit très balisé, efficace techniquement mais sans audace réelle, gâché par des choix de casting douteux pour les rôles humains et un final absurde que le réalisateur lui-même est bien en peine d’expliquer. L’échec est patent, le résultat pas franchement enthousiasmant.

Fort de ce constat, la nouvelle trilogie lancée en 2011 avec La planète des singes : Les origines (Rupert Wyatt), refusera le conflit direct avec l’œuvre matricielle, et préférera réinventer les épisodes 3, 4 et 5 originaux. Les deux suites, La planète des singes : L’affrontement et La planète des singes : Suprématie (tous deux réalisés par Matt Reeves en 2014 et 2017), exploiteront frontalement l’imagerie du film de guerre. Réussis à plus d’un titre dans leur registre propre, renforcés par des effets spéciaux époustouflants (César est une pure merveille), ces opus ne sont pas pour autant prêts d’occulter la mémoire du film de 1968, dont la capacité à harmoniser les codes narratifs et les codes ressentis des différents genres dont il se nourrit, de la SF et de l’aventure en passant par la satire, est sans doute une des plus grandes réussites.

Christophe Mavroudis

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