Symétrie d’une hantise : à propos de deux planches de “La Chute de la Maison Usher” de Dino Battaglia

L’Italien Dino Battaglia fait partie du fameux « groupe de Venise », qui compte parmi ses rangs l’illustre Hugo Pratt, avec lequel il a débuté en 1945. A partir de la fin des années 60, ce merveilleux artiste adapte des classiques de la littérature mondiale : le roman de Walter Scott Ivanhoé en tout premier lieu, et puis surtout le chef d’œuvre d’Herman Melville, Moby Dick, en 1967, auxquels succéderont des adaptations d’Edgar Allan Poe, d’H.P. Lovecraft, de Robert Louis Stevenson, de Jorge Luis Borges, jusqu’aux Gargantua et Pantagruel de François Rabelais, peu avant sa mort en 1983. La singularité de Battaglia consiste à n’avoir jamais choisi entre les techniques propres à la bande dessinée et celles caractéristiques de l’illustration : le résultat rappelle un peu la démarche de Will Eisner, puisque l’organisation de la mise en planche se voit alors complètement éclatée, volontiers déconstruite, les cases se libérant alors des carcans de la tabularité. Cependant, Battaglia se distingue du maître américain par sa dimension décorative toute européenne, rappelant d’ailleurs par certains aspects de son trait l’art déco début de siècle, mais aussi le raffinement dandy du symboliste Aubrey Beardsley, la spontanéité graphique en plus, le tout au service d’un récit dont il extrait à chaque fois toute la fibre romantique. Parmi toutes ses adaptations, c’est sans doute dans les nouvelles de Poe que son art s’exprime de la manière la plus aboutie, le noir et blanc expressionniste et élégant distillant une envoûtante atmosphère d’épouvante, jouant souvent sur les limites de la lisibilité – un peu comme Alberto Breccia qui atteindra des sommets comparables à travers l’univers d’une autre figure tutélaire du fantastique : Lovecraft.

La Chute de la Maison Usher

Parmi toutes les Histoires Extraordinaires que s’est approprié Battaglia, « La Chute de la Maison Usher » montre de manière saisissante la qualité de son travail et l’intelligence de sa démarche. La preuve avec deux planches extraites de ce récit graphique : la première et la dernière.

Il n’est peut-être pas inutile ici de rappeler l’histoire de « La Maison Usher » : au début de la nouvelle, après un long et pénible voyage au milieu d’un pays lugubre, le narrateur arrive en vue d’une demeure sur la façade de laquelle il remarque, entre autres détails inquiétants, une fissure imperceptible. C’est la demeure des Usher, habité par Roderick et sa sœur jumelle Madeline. Le narrateur a été averti d’une grave maladie frappant la jeune femme et réclamant sa présence. Après lui avoir récité le poème « Le Palais hanté », Roderick soutient à son ami que la maison est vivante et malveillante. Plus tard, Madeline meurt, et Roderick annonce qu’il a l’intention de conserver son corps pendant quinze jours dans le caveau familial en attendant de procéder à son enterrement définitif. Une semaine plus tard, le narrateur reçoit, par une nuit de tempête, la visite de Roderick, bouleversé. Celui-ci, hystérique, clame que les bruits qui résonnent dans la maison sont causés par sa sœur : il avoue en effet penser depuis plusieurs jours qu’ils l’ont inhumée encore vivante. La porte de la chambre s’ouvre alors violemment et laisse apparaître Madeline dans un suaire ensanglanté. Elle avance vers son frère et tous deux succombent dans les bras l’un de l’autre. Épouvanté, le narrateur fuit de la maison. À la lueur d’un éclair, il aperçoit la fissure parcourant la façade s’élargir, causant l’écroulement de la bâtisse tout entière.

Sans entrer dans les détails qui régissent le récit de Poe, il faut noter ce qu’en retient Battaglia dans sa bande dessinée, à savoir le paradigme de la maison hantée, ainsi que l’expression du tragique fantastique propre au poète américain. En effet, l’histoire s’appuie sur le motif très net de la fatalité : Roderick se persuade qu’il souffre d’une maladie causée par la déchéance de sa famille – et il devient en effet malade, mais seulement en raison de cet atavisme qu’il croit sentir peser sur lui. Il se fait ainsi l’instrument du fatum, il se condamne lui-même en se croyant condamné. Sa destinée se réalise alors dans l’image du redoublement : comme Œdipe, le personnage craint son destin et le précipite par cette crainte elle-même. Et il entraîne sa sœur jumelle dans sa chute, en étant responsable malgré lui de sa perte. Le trouble mental qui touche Roderick trouve d’ailleurs sa représentation physique à travers la maison. De ce point de vue, dans le titre, la polysémie du terme « maison » est révélatrice, puisqu’il désigne à la fois le bâtiment, mais aussi la lignée nobiliaire. Décrit à plusieurs reprises à l’aide de personnifications, l’édifice peut être comparé à la conscience de Roderick, et la fissure qui le traverse est assimilable à un trouble dissociatif de l’identité. L’étang dans lequel le narrateur observe le reflet de la maison au début de la nouvelle évoque encore ce motif. Fatalité et dédoublement dirigent ainsi l’action.

Ouverture

La première planche de Battaglia positionne le titre, imposant et graphique, en haut de la page. Ensuite, deux cases se partagent le reste de l’espace, séparées l’une de l’autre par deux récitatifs condensant l’incipit de la nouvelle. La première case, la plus grande, est composée en escalier, épousant l’angle inférieur gauche de la page. Elle représente le narrateur de dos, sur son cheval, dominant un étang qui s’étale sur toute la largeur de la planche, tandis qu’un arbre décharné le domine. Le dessin gratté figure la brume, achevant ainsi de planter ce climat oppressant de mélancolie et de malaise qu’évoque le narrateur en arrivant devant la Maison Usher. L’autre case, située à droite, consiste en un insert représentant en gros plan une partie de la fissure sur le mur de la demeure, sinueuse ligne noire se frayant un chemin parmi les briques. Battaglia plonge le lecteur à la suite du narrateur dans l’atmosphère fantastique du récit. La représentation du personnage de dos fait qu’on le suit, littéralement. Par ailleurs, le dessinateur ne donne pas à voir au lecteur une vue générale du château, mais directement une petite partie sur laquelle s’est focalisée la perception du narrateur : un détail significatif, une « fissure imperceptible », mais mise en valeur sur la planche de manière à ce qu’on ne voit qu’elle. Une synecdoque est alors mise en œuvre, qui résume l’édifice à une fissure. Cette faille peut à son tour se voir comme une métaphore du fantastique, l’extraordinaire se réalisant toujours à travers une fêlure dans les apparences du réel. Le château s’apparente alors à une brèche dans la réalité, à travers laquelle le surnaturel va faire irruption dans le récit, ou réciproquement : comme si en pénétrant dans le château, on entrait de plein pied dans l’étrange.

Cette étrangeté, on la retrouve dans la composition de la première case qui combine en les distinguant la dynamique verticale (la silhouette obscure du cheval et de son cavalier, prolongée par l’arbre, sur toute la hauteur de la planche) et la dynamique horizontale (l’étang, sur toute sa largeur), créant ainsi un contraste jouant sur les deux dimensions de la page : on obtient alors un échafaudage contre-nature, puisque la case est à la fois composée horizontalement et verticalement, sans que cohabitent ces deux tensions, déformant de cette façon le champ de la case, traditionnellement un quadrilatère, ici éclaté en deux parties, presque sur le point de rompre : c’est encore une image du fantastique, qui fait coexister le réel et l’impossible, le concret et le surnaturel, ces pôles se voyant ici résumés aux différentes lignes de force de la composition. L’équilibre est dès lors précaire, l’image oscillant de la verticalité vers l’horizontalité, et peut préfigurer le dénouement du récit, qui se clôturera par l’effondrement de la bâtisse. L’horizontalité franche sur laquelle s’épanouit la fissure sur la façade, dans la deuxième case, exhibe dès lors une fragilité plus inquiétante, tout un monde d’obscurité et de souffrance menaçant de s’en échapper au moindre craquement.

Clôture

La dernière planche de la bande dessinée se concentre en toute logique sur l’excipit du récit. Le narrateur a tout juste eu le temps de sortir de la maison pour voir la fissure gagner tout le bâtiment. C’est ce que nous représente la première case, tout en verticalité : à travers la large brèche dans la façade, on voit même la pleine lune briller au milieu de la nuit. La case suivante, en haut à gauche, nous dépeint le regard halluciné du narrateur tourné vers cette fissure, ne pouvant s’arracher au spectacle terrifiant qui s’offre à lui. Deux images sans cadre se succèdent sous cette case, montrant la précipitation confuse de l’action : d’abord celle d’« un tourbillon de vent [qui] se déchaîna », entraînant à sa suite un nuage de poussières qui enveloppe le narrateur, et puis celle du bâtiment, à moitié détruit, devant lequel le narrateur ne peut plus contenir sa stupeur. Enfin, la dernière case, tout en horizontalité cette fois-ci, découvre le personnage principal, dans le lointain, au milieu des décombres imperceptibles, avec au premier plan « l’étang sombre se referma[nt] dans son silence sur les ruines de la maison Usher ».

La première case est symbolique à plus d’un titre. Elle est improbable, et par là même surnaturelle, la brèche s’ouvrant comme si derrière la façade de la maison, il n’y avait pas d’intérieur, ni d’autres murs, mais seulement les ténèbres de la nuit, et la pleine lune qui domine l’ensemble. Battaglia ne représente pas tant la fissure sur le bâtiment que la faille dans la réalité, les apparences stables du monde physique (les briques, le ciment) s’effondrant pour laisser exploser la pleine puissance du fantastique, ici figuré par deux topoï classiques imbriqués : la nuit et la pleine lune. Le contraste entre l’obscurité et l’astre blafard résume par ailleurs toute la puissance du noir et blanc expressionniste de Battaglia, technique entièrement mise au service de l’épouvante. Les deux images privées d’encadrement participent d’une logique comparable, parce que, dénuées du support concret de la case aux limites tracées à la règle, elles sont livrées à l’immatérialité du blanc de la page, perdues en dehors des limites du temps et de l’espace, libérées de tout ancrage matériel. Alors, on bascule de l’autre côté du réel, de l’autre côté du mur, dans l’univers imperceptible des esprits et de l’abstrait, au milieu d’un nuage exhalé par la destruction du monde physique. Le retour sur l’étang à la dernière case rappelle le dédoublement de l’environnement : l’étendue d’eau figurant un miroir déformant tendu à la réalité, l’inversant à sa surface et dissimulant des profondeurs inconnues et inquiétantes – profondeurs auxquelles appartient désormais la Maison Usher et ses habitants.

Miroir

Ce miroir de l’étang, qui renverse le réel, il appelle aussi à reconsidérer la planche, comme pour en rechercher le reflet. L’horizontalité de la dernière case, épousant l’étendue de l’étang, et la verticalité de la première, adaptée à la fissure qui y est représentée rappellent quelque chose. L’étang se retrouve en effet au même endroit dans la première et la dernière planche, en bas sur toute la largeur de la page, tandis que les cases avec la fissure, presque identiques dans leur forme, occupent une position diamétralement inversée dans l’espace. Une symétrie se dessine alors entre la première et la dernière planche, comme si l’une était le reflet de l’autre. En effet, on constate que la case du bas de la page a la même forme en escalier, en raison de la position contraignante du récitatif, mais inversée. Par ailleurs, la case en angle droit de la première planche, qui menaçait de vaciller en raison des dynamiques contraires de la verticalité et de l’horizontalité se retrouve décomposée dans la dernière planche, toujours dans l’inversion, comme si l’implosion prophétisée par son déséquilibre originel s’était réalisée. Dans l’intervalle, la verticalité s’est effondrée, morcelée et affaissée. L’équilibre précaire de la toute première case, représentatif d’une réalité prête à céder le pas au surnaturel, s’est écroulé dans la dernière planche en se laissant envahir par le fantastique. Ce n’est plus seulement la Maison Usher qui est détruite ici, mais la case initiale, sa décomposition presque abstraite favorisant le triomphe de l’indicible et du surnaturel sur la lisibilité de la représentation. Car on retrouve néanmoins beaucoup d’éléments qui rappellent la première case : le nuage de poussière renvoie à la brume qui enveloppait le narrateur à son arrivée (avec la même technique du grattage, qui fait se rapprocher la masse sombre du narrateur et de son cheval de celle du bâtiment en ruine) et les traits blancs qui jaillissent au-devant du narrateur font écho en les inversant aux traits noirs des branches dénudées qui surplombaient à l’origine la scène. Les deux planches sont donc symétriques, miroir l’une de l’autre, et cette symétrie incarne le renversement du réel vers le fantastique, le passage de l’autre côté, une totale inversion des valeurs. Mais cet effet miroir représente aussi la fatalité, puisqu’ainsi le début donnait déjà une image de la fin. La symétrie renvoie donc à au phénomène de la hantise et son inlassablement retour sur elle-même, ainsi que l’inéluctabilité de la destinée qui s’accomplit telle qu’elle a été prévue au commencement, et sur laquelle le narrateur et Roderick n’ont pas réussi à avoir de prise, enfermés entre cette parenthèse qui trouve sa fin dans ses origines.

Et cette fatalité était déjà inscrite dans la composition du titre par Battaglia. S’y révélait déjà cette prédestination de la symétrie, par-delà l’image de la destruction : les mots « La chute de la Maison » sont inscrits à l’aide de lettres bancales, heurtées, en plein déséquilibre, tandis que le nom des « Usher » s’impose par sa taille disproportionnée, et surtout par la symétrie de sa composition, le « U » se reflétant dans le « R », et la lettre centrale, le « H », de par sa nature-même, fait office de clé de voûte. Ainsi, le destin des Usher était scellé dans leur nom-même.

Nicolas Tellop

Les planches reproduites dans cet article sont la propriété des éditions Mosquito qui éditent, en français, les Contes et récits fantastiques de Dino Battaglia.

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