l’ombre du noir : le polar en BD (2)

L’âge adulte de la BD franco-belge : les revues

L’Âge adulte: des revues

De grands changements s’opèrent dans la société française et le monde culturel après mai 1968. En France, de nombreux mouvements artistiques s’affranchissent des carcans de la morale et de l’autorité de la République gaullienne. Dans la BD, les auteurs réclament un art plus adulte. Le ton est donné en 1969, avec l’apparition d’un mensuel issu du même éditeur que Hara Kiri, journal bête et méchant, le Charlie Mensuel. Le journal Pilote, qui pourtant avait évolué vers un public plus adolescent, connaît, quant à lui, une petite révolte chez certains de ses dessinateurs. La fronde, menée par Gotlib, Bretécher et Mandryka, donne naissance à L’écho des Savanes, mensuel humoristique. Suit, dans le domaine adulte de l’humour, Fluide glacial.
Pour ce qui est de la bande dessinée moins humoristique, trois revues tournées totalement vers un public adulte apparaissent dans la décennie 1970 et accueillent un grand nombre de récits policiers : Métal Hurlant (en 1975), Circus (en 1975) et surtout (À Suivre) (en 1978). Le journal Pilote va lui aussi s’adresser aux adultes et passer mensuel avant de fusionner, quelques années plus tard, avec Charlie Mensuel puis de disparaître en 1989.

 

 

 

L’écho des savanes n°5.Couverture de Gotlib
 

 

 

 

 

L’écho des savanes n°5.Couverture de Gotlib
Griffu par Tardi (c.) Editions du Square
L’affaire Fourneau par Duveaux(C) Glénat
Bloody Mary de Vautrin et Teulé (c.) Glénat

 

Premières œuvres dans la BD adulte

En 1975, la première BD adulte à paraître dans le domaine du polar est Alack Sinner prépublié chez Charlie par deux dessinateurs argentins venus en Europe, José Muñoz et Carlos Sampayo. Le héros est un détective privé américain, chauffeur de taxi et vétéran du Vietnam. L’histoire reprend tous les codes du roman noir.

Par ailleurs, ces années sont aussi celles des débuts d’un des maîtres de la BD policière, Jacques Tardi avec, dans Pilote, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin dans la collection « Légendes d’aujourd’hui ». Mi-policier et mi-fantastique, ce récit présente également une véritable dimension sociale. La collection continue ensuite, toujours dans Pilote, mais dessinée alors par Enki Bilal.
Cependant, c’est surtout Griffu, scénarisé par le chef de file de ce qu’on appelait à l’époque le néo-polar, Jean-Patrick Manchette, qui inaugure une période dominée par ce genre, notamment à travers l’adaptation des plus grands auteurs français. Griffu paraît dans l’éphémère BD, publication également des Éditions du Square. Les premières adaptations des grands auteurs américains apparaissent également comme en témoigne celle de la Reine des pommes de Chester Himes par Wolinski. C’est aussi dans Charlie Mensuel que paraîtra Le polar de renard de Jean-Louis Hubert et de l’auteur de la Série noire, Jean-Gérard Imbar. Cette série se poursuivra dans le Pilote mensuel.

Tardi s’essaiera alors au roman feuilleton du début du siècle avec Adèle Blanc-Sec, héroïne qui vivra ses aventures dans la société française autour de la Première Guerre mondiale. Celles-ci paraîtront dans la presse régionale. C’est aussi à cette époque que Pétillon dessinera les aventures du célèbre détective Jack Palmer qui reste une des meilleures séries pastichant le roman noir et sa figure principale : le détective privé.

Circus, quant à lui, accueille, dès le début, l’adaptation de Casque d’or par Annie Goetzinger qui poursuit sa collaboration avec l’héroïne de romans feuilletons, Felina. Ensuite dans le même genre, ce sera Victor Billetdoux de Wininger. Clavé et Godard signent La bande à Bonnot. On y trouve également, dessinée par Clavé, une autre adaptation d’un roman de Chester Himes : Dare, dare qui deviendra Tire-toi, mec.

S’ajoutent également, au fil du temps, des séries policières comme Frédéric Joubert de Christian Rossi, Jaunes de Tito et Bucquoy, Stone de Duvivier et Bucquoy, Le solitaire de Brunel et Mounier, Mathieu Lamy de Gine, ou Franck Weiss de Malès qui crée, vers 1985, une série sur la mafia, De silence et de sang. Louis la Guigne de Dethorey se passe dans les années trente et se poursuit dans l’autre mensuel des Éditions Glénat, Vécu. Sa jeunesse, à l’approche du premier conflit, fera l’objet d’une série dessinée par Didier Courtois. Patrick Dumas, lui, livre une série proche de l’esprit de Jacobs, Patrick Mauduit ainsi qu’une série judiciaire se déroulant en province : Les dossiers de Maître Dumas. Le dessinateur Michel Duveaux nous emmène dans des chroniques se déroulant dans la France profonde des années 50 avec un style très photographique. C’est aussi dans un style utilisant abondamment la photo que l’actuel auteur de best-sellers, Jean Teulé, s’essayera dans des enquêtes très journalistiques à la BD. On retiendra son adaptation d’un des romans de Jean Vautrin Bloody Mary. Par ailleurs, Glénat fait paraître dans ses revues et ses albums un nombre important de nouveautés dans le domaine mais qui ne marqueront pas l’histoire de la BD, excepté peut-être celles du détective Sam Pezzo (1979) du talentueux dessinateur italien Giardino. Cet auteur donnera également une épopée lorgnant plutôt du côté du roman d’espionnage, Max Fridman, dont les aventures se dérouleront un peu avant la Seconde Guerre mondiale. L’éditeur grenoblois fera connaître aussi la série Torpedo, tueur de la pègre, cynique et sévissant pendant les années de la prohibition. À lire au second degré!

Metal Hurlant

Mais si Circus présente un nombre impressionnant de séries et de nouveaux auteurs, pour la plupart français, il ne propose pas vraiment une rupture avec le classicisme de la période précédente si ce n’est un ton plus adulte. Metal Hurlant par contre, qui apparaît aussi en 1975, va donner à la BD un nouveau souffle. Destiné au départ à la science-fiction, il va, au fil du temps, accueillir un grand nombre d’auteurs qui s’aventureront dans d’autres genres, notamment dans celui du polar. La dessinatrice Chantal Montellier prend sa part, d’abord avec des récits futuristes, mais surtout avec une série policière qui va tout à fait à l’encontre des récits criminels édifiants habituels se terminant toujours par une conclusion morale. Son héros Andy Gang est un véritable salaud qui travaille pour la France. Cynique, raciste, violent, roi de la bavure, ce flic est un défenseur peu scrupuleux du système. Chantal Montellier étant une féministe très engagée dans la critique sociale.

Ferrandez, quant à lui, nous fait vivre le début des aventures du commissaire Raffini, policier très classique ayant foi dans le métier, mais qui résout sa première enquête, Le maître de la nuit, dans une atmosphère fantastique dans les années 50. Scénarisée par Rodolphe, cette série est surtout dessinée par un des auteurs BD les plus intéressants de sa génération, Jacques Ferrandez. Un peu plus tard, le dessinateur suisse, Daniel Ceppi, livre les aventures de Stéphane qui voyage de Genève à l’Extrême-Orient tout en résolvant bien des mystères. Ce jeune homme fait penser à Jacques Le Gall en plus adulte. Citons aussi les éditions des Humanoïdes Associés qui, dans la collection « Sang pour sang », publient une adaptation du script de Raymond Chandler pour le cinéma, Le dahlia Bleu, dessiné par Scozzari.

Mais c’est en publiant deux auteurs davantage tournés vers le pastiche, Yves Chaland et Serge Clerc, que Metal Hurlant va se révéler véritablement innovant. Le premier se tourne vers une esthétique provenant des pionniers de l’âge d’or de Spirou en revisitant le style de Jijé, Tillieux, mais surtout Franquin. On lui attribue la naissance d’un style “atome” proche de l’école de Marcinelle. Le second, féru de Rock and Roll, opère une fusion entre roman noir et bande dessinée avec les aventures de Phil Perfect.

Andy Gang de Chantal Montellier (c.) Humanoïdes associés
Commissaire Raffini de Ferrandez (C.) Humanoïdes Associés
Bob Fish de Yves Chaland (c.) Humanoïdes Associés
Le rendez vous de Sevenoaks de Floch et Rivières (c.) Dargaud

Pilote

Pilote qui se tournait traditionnellement assez peu vers le genre policier accueille une œuvre singulière, celle du dessinateur Floc’h accompagné de l’historien du polar, François Rivière. Le rendez-vous de Sevenoaks est non seulement une des œuvres phares de la ligne claire mais il revisite le roman à énigme british, issu de l’œuvre d’Agatha Christie. La revue accueillera également dans ses pages un autre style de roman policier se déroulant dans les milieux urbains interlopes, une série US dont le héros est une femme, Kelly Green, imaginée par Léonard Starr et Stan Drake, plutôt connu pour ses strips très “fleur bleue”, Juliette de mon cœur.

La révolution (À Suivre)

C’est dans ce bouillon de créativité autour des nouvelles BD adultes, que Casterman, l’éditeur historique de Tintin, va créer lui aussi sa propre revue qui se voudra un lieu d’accueil libéré des carcans éditoriaux de la BD jeunesse, pour les plus grands noms de la BD. (À Suivre), se veut un lieu d’expérimentation, notamment en se libérant de la contrainte des 44 pages de l’album et en permettant la création d’œuvres originales et uniques, bref en imaginant le roman en bande dessinée. Dans les premiers numéros, elle privilégie le noir et blanc, avant de passer à la couleur, permise dans la revue dès 1980.
La première couverture dessinée par Tardi signale la présence de l’auteur mais pas dans un récit policier : Ici Même. Par contre un immense roman noir, Magnum Song, est illustré par Jean-Claude Claeys dans un style très proche de la photo. Ce dessinateur était surtout connu pour ses illustrations de couvertures de polar pour les Nouvelles Éditions Oswald. Il ne renouvellera malheureusement pas l’expérience avec la revue. Avant de continuer la série Alack Sinner, les Argentins Muñoz et Sampayo proposent Le bar à Joe, se déroulant dans la même atmosphère que la série du célèbre taximen détective. La ligne claire se perpétue sous les traits de Ray banana de Ted Benoît, détective dont les aventures se déroulent dans le milieu du cinéma. Ce héros ne vivra que deux aventures mais sera suivi, par le même auteur, d’une autre aventure mystérieuse : L’homme de Nulle part. Ted Benoît adapte aussi, bien plus tard et pour un autre éditeur, le script d’un film qui ne verra jamais le jour, créé par Raymond Chandler, Playback. Alain Goffin, de la même école héritière du maître Hergé, propose les aventures de Thierry Laudacieux, avec le scénariste François Rivière, se déroulant à Bruxelles et au Congo, dans une Belgique de l’entre-deux-guerres, encore coloniale. Mais c’est surtout Canardo qui recueille tous les suffrages avec les aventures animalières d’un canard habillé à la Humphrey Bogart et qui nous plonge dans le mystère et l’univers du noir pendant 25 albums. D’abord apparu dans des histoires courtes en noir et blanc, ce palmipède alcoolique et désabusé, dessiné par un élève surdoué de l’école de Saint-Luc à Bruxelles disparu tout récemment, Benoît Sokal, vit ses enquêtes dans un règne animal très humanisé.

Magnum Song de JC. Claeys(c.) Casterman
L’homme de nulle part de Ted Benoït (c.) Casterman
Canardo de Benoît Sokal (c.) Casterman
 

Jacques Tardi
Le tueur de cafards de Tardi (c.) Casterman

Un immense auteur, Jacques Tardi

Tardi après sa première expérience avec Ici Même, livre au journal la suite des Aventures d’Adèle Blanc-sec. Ce roman policier flirtant allègrement avec le fantastique avait vu ses premières planches paraître dans un quotidien régional avant d’être repris en albums par Casterman. La suite des aventures de la brillante journaliste est pré publiée, dès la cinquième aventure, dans (A Suivre), en couleur et sous forme de récit de 44 pages, suivi éditorial oblige. Déjà rompu à tous les genres policiers, Tardi est non seulement un des piliers de la revue mais également un des promoteurs du genre. Tout d’abord, il reprend le personnage du romancier Léo Malet, Nestor Burma, pour en faire une histoire originale qui paraît dans la collection « AC comics », supplément en petit format du journal. Il poursuit ensuite avec l’adaptation de la série commençant par Brouillard au pont de Tolbiac, sûrement le roman le plus noir de Malet. Il dessine 5 albums avant de laisser la place à des jeunes dessinateurs, Moynot et Barral. Sa parution suivante, avec le scénariste Benjamin Legrand, nous emmène à New York sur les traces d’un tueur de cafards. Sous prétexte de suivre un personnage assez quelconque dans son travail d’exterminateur d’insectes, Tardi nous livre un portrait très contrasté, l’envers du décor de la mégapole. Le roman dessiné suivant est une de ses histoires les plus sombres. Adapté d’un roman de Geo-Charles Véran, auteur peu connu soupçonné de collaboration, Jeux pour mourir nous conte l’histoire d’une bande de gamins, petits délinquants confrontés au crime, livrés à eux-mêmes dans une banlieue ouvrière.

C’est finalement par la couverture du dernier numéro en 1997, le n° 239, dessinée par l’auteur, que l’expérience d’( À Suivre) se termine. Tardi continue à côté de son œuvre historique sur les deux conflits à adapter des romans criminels. En effet, il adapte également Le der des der d’un autre auteur de la série noire, Didier Daeninckx, La Débauche en collaboration avec Daniel Pennac, Le secret de l’étrangleur d’après le roman d’un autre pilier de la série noire, Pierre Siniac, Monsieur Cauchemar, mais il adapte surtout trois romans importants de Manchette, Le petit bleu de la côte ouest , La position du tireur couché et Ô dingos, Ô châteaux.

La diversité puis la disparition d’(À Suivre)

Tardi est resté pendant toute l’expérience (À Suivre). C’est sans doute un des attraits majeurs de cette revue qui a progressivement abandonné l’intellectualisme du début ainsi que sa volonté de rester collée aux sciences humaines au profit d’une orientation vers la littérature de genre. Elle invitait en effet jusqu’alors un grand nombre de spécialistes et proposait des thématiques et des informations directement inspirées du débat universitaire dans un rédactionnel sans grands liens avec le récit et la fiction en BD.

(À Suivre) proposera alors un numéro hors-série spécial polar. Le genre consolide sa présence dans la revue, notamment avec un nombre important de nouveaux talents, découverts pour l’occasion. La revue leur sert souvent de tremplin pour la suite de leur œuvre. Muñoz et Sampayo continuent Alack Sinner. Jacques Loustal, transfuge de Métal Hurlant où il excellait dans des histoires courtes, propose de véritables romans dessinés. Promenant son style nostalgique au gré de drames et de récits criminels, cet auteur illustre par ailleurs quelques romans de Simenon. François Boucq entame une série d’histoires très réalistes qui se prolongeront bien au delà de la revue. Son denier opus d’une trilogie entamée dans les années 90, New York cannibals, vient de paraître dans la collection « Signé » du Lombard. La revue fait également connaître le dessinateur espagnol Prado et son détective en vespa, Manuel Montano. S’ajoutent encore des histoires proches du roman noir. Violeff propose un détective inspiré du néo-polar de Manchette, enquêtant en banlieue : un certain François Portal. Theureau qui avait signé un recueil d’histoires courtes aux Humanoïdes Associés, Ciao Jessica, livre deux histoires se déroulant dans l’Amérique profonde, L’ange de miséricorde et La turquoise maléfique. L’étrange borgne Hanomag Henschel de Wintz et Delangle vit deux aventures dans le journal avant de disparaître complètement. Des auteurs plus anciens comme Golo et Franck qui avaient commencé dans Pilote ou la très radicale Chantal Montellier rejoignent l’équipe. Les premiers livrent La variante du dragon dont le scénario est conçu comme une partie d’échecs. La seconde initie les enquêtes d’une jeune reporter féministe Julie Bristol dont la première histoire se déroule à l’ombre de Camille Claudel et de Rodin. La fin de (À Suivre) est surtout marquée par un manque de politique éditoriale qui ne l’empêche cependant pas d’accueillir jusqu’au bout des bandes dessinées très originales comme celles d’un Dumontheuil ou d’un Chauzy. Pellejero et Zentner, quant à eux, publient Ennemis communs, une enquête de Dieter Lumpen entre polar et aventures exotiques. Baru, pressenti très tôt dans la revue mais refusant de se plier au noir et blanc fait enfin son apparition. Il publie, chez Casterman, une des BD parmi les plus originales, un road movie calqué sur le modèle du manga, L’autoroute du soleil, qui sera suivi dans la revue par Sur la route encore. André Juillard, quant à lui, livre un énigmatique Cahier bleu. Par ailleurs, ce recensement ne serait pas complet si on n’évoquait pas la série de Desberg et Johan De Moor, Les enquêtes de la vache, parue sous forme de supplément comics dans la revue. Cette série complètement déjantée met en avant les talents d’enquêtrice du sympathique mammifère.

(A SUIVRE) Hors série polar (c.) Casterman
Loustal (c.) Casterman
Revue (A Suivre) couverture de Montellier (c.) Casterman
Baru. Sur la route Encore (c.) Casterman
 

Ice crim’s magazine du polar en BD

Des revues “polar”

Terminons ce tour des revues accueillant le polar par deux tentatives éditoriales entièrement consacrées au genre. En 1982, la revue Thriller accueille pendant un an des nouvelles policières d’auteurs américains confirmés en même temps que des récits BD en noir et blanc. En Belgique, la revue Ice cream , sous-titrée « magazine BD du polar » sort en 1984. Elle ne dure le temps que de 5 numéros avec un rédactionnel concentré sur des grands auteurs du genre et une série de créations originales de dessinateurs spécialisés dans le noir comme Duveaux, Foerster, Honorez, Louis Joos, Sergio Salma et Götting. Ces éphémères revues sont les seules tentatives de revues BD tournées exclusivement sur le polar.

Jacques Verstraeten
Historien

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