La dark romance n’est pas seulement un genre littéraire qui bouscule les codes et repousse les tabous, comme nous l’évoquions dans notre article précédent. Elle se propose aussi comme un segment commercial qui court-circuite le milieu de l’édition et réinvente les circuits du livre en sortant du schéma traditionnel de la quête pour un éditeur. En favorisant les réseaux sociaux, elle réinvente ses propres circuits et ses propres normes.
TikTok et Spotify : les circuits parallèles
Si Wattpad a changé la manière d’écrire, qui se pratique maintenant sur le téléphone portable, rompant ainsi avec le mythe romantique de l’écrivain assis à sa table de travail devant sa machine à écrire, il a aussi court-circuité le processus de publication du manuscrit. Dans cette aventure, certaines autrices délèguent, ou plutôt partagent le travail de correction et de production. Bon nombre d’entre elles s’entourent de bêta-lectrices, choisies pour leur connaissance du genre, quand elles ne répercutent pas directement les commentaires des utilisatrices de Wattpad sur la version finale du manuscrit. À noter qu’aux États-Unis la pratique de l’auto-édition est gage de liberté et l’assurance de pouvoir – comme pour Lauren Biel, autrice de Ride or Die Romances (auto-édition, 2023-2024), une célèbre saga de troublants auto-stoppeurs – s’affranchir de la morale, tout en s’efforçant de sortir de l’hétéronormativité. C’est là l’un des points de vigilance à retenir pour la production francophone. Si l’arrivée massive de textes traduits de l’anglais permet un certain brassage culturel, le marché francophone est en partie dominé par un modèle plutôt hétéronormatif, qui donne de la place aux personnes racisées mais est encore, pour une large part, centré sur des codes traditionnels, à rebours de ce que son caractère sulfureux pourrait laisser penser. Qu’on le veuille ou non, la dark romance, produit affectif pour ses lectrices, est, pour certains éditeurs qui dominent le marché, un produit comme un autre, un segment opportuniste qui connaît actuellement un fort intérêt économique.
À ce titre, les écrivaines cherchent constamment à raffermir les liens avec leur communauté, certaines faisant l’objet, comme Sarah Rivens, d’un phénomène de starification qui se manifeste par de très longues files au moment des rencontres-signatures, parfois même par les pleurs des admiratrices. Évidemment, toutes les autrices, pour certaines très jeunes puisqu’à peine sorties de l’adolescence, ne sont pas logées à la même enseigne et, avant d’avoir percé, il leur faut animer d’arrache-pied leur communauté, en imitant les moyens de communication employés par les grandes maisons : cover reveal, commande de fan art, sélection d’extraits aguicheurs, moodboards transcrivant l’atmosphère générale, jeux-concours, playlists Spotify à écouter pendant la lecture, etc.
De ReelShort à Kindle Unlimited : l’essor du numérique
La dark romance accompagne des métamorphoses significatives dans l’objet-livre lui-même, en investissant des médias bien différents. D’abord, nombre de lectrices de dark romance témoignent du fait qu’elles ne lisaient plus jusqu’à leur découverte du genre. D’une manière comparable à la saga Harry Potter de J. K. Rowling, la consommation de dark romance a réconcilié les lectrices avec le plaisir de lecture, qu’elles associaient, pour certaines d’entre elles, à un exercice scolaire obligé. De la même façon, et spécifiquement en France, l’instauration du Pass Culture, dispositif d’accès aux activités culturelles, a soudainement doté les lectrices adolescentes d’un forfait, qu’elles ont pu utiliser en librairie, notamment pour s’acheter les sagas de Sarah Rivens, qui caracolent en tête de ce classement.
En plus des livres audios, les dark romances ont investi le champ des romans interactifs, aussi appelés interactive dramas ou visual novels, téléchargeables via la plateforme itch.io ou l’applicaton Dorian. Dans une posture moins passive que de coutume, les joueur.se.s sont amené.e.s à faire des choix narratifs parmi de multiples possibilités, dans un but souvent immuable : séduire le vilain. L’héroïne de SlashFic, jeune femme dans un camp de vacances prise d’assaut par des serial-killers, le résume en ces termes : « Et peut-être que c’est le danger, ou la façon dont ses yeux me dévorent, ou la force de son corps… mais je le veux peut-être, moi aussi ». Ce modèle n’est pas sans rappeler les audios erotica présents sur des plateformes comme PornHub qui proposent, avec une économie de moyens manifeste (une image fixe, qui change peu), de s’adresser à la consommatrice selon des scénarios préconçus, celui du cambrioleur venu pour réclamer des faveurs sexuelles. Ce modèle narratif est amené à se pérenniser, à mesure que les plateformes à contenu audio érotiques, sur le modèle de Femstasy, se banalisent.
BookTok et SmutTok : la prescription interne
L’une des caractéristiques essentielles de la dark romance est d’être parvenue à s’émanciper de la prescription littéraire extérieure, qui viendrait des journalistes, des éditeurs, des critiques littéraires et même des librairies. Les lectrices sont ainsi devenues les premières critiques du genre. Elles connaissent les tropes sur le bout des doigts, partagent leurs classements de certains titres à succès et participent même à faire sortir de l’ombre certains romans. C’est là que le BookTok tient un rôle fondamental dans leurs pratiques de lecture, en ce qu’il est autant un lieu qui s’émancipe des espaces de légitimation traditionnels, mais aussi un lieu où créer un nouvel espace de prescription, qui passe aussi par une certaine économie du charisme. Les influenceuses rivalisent d’humour et d’inventivité pour présenter leurs dernières lectures. Erin McDaniel de SinfulShelves (42 000 abonné.e.s sur Instagram), chantant en playback sur un titre sensuel, partage ses derniers coups de cœur, classés par tropes et par genres : brother’s best friend (le meilleur ami du frère, une relation amoureuse que l’on classe communément dans les romances interdites), instalove (un amour instantané ou destiné), edging (ralentir la venue de l’orgasme, voire le refuser), forced proximity (proximité physique forcée entre les personnages, par exemple lors du partage d’un lit). Les expressions utilisées sont à la fois le signe d’une économie de mots mais aussi la preuve de sa maîtrise des codes du genre. Chelseareads (322 000 abonné.e.s sur TikTok), quant à elle, a créé un format bien à elle, le « Next ! », à l’occasion duquel un lecteur néophyte vient la trouver pour une recommandation très précise et, à travers l’affinage de ses goûts, l’amène à suggérer une multitude de titres, tantôt absurdes, tantôt méconnus.
Plus intéressant encore, il témoigne d’un phénomène déjà bien à l’œuvre dans l’univers de la fan fiction, celui de se réapproprier les contenus pour les tordre selon ses goûts, ses désirs et son identité (on parle alors de bending the narrative). Sur ce modèle, TikTok grouille de courts extraits, produits par des comptes comme ShortbreadLove (9583 abonné.e.s) ou VeiledVice (521 000 abonné.e.s) qui tournent en compagnie d’acteurs amateurs, des scènes iconiques de dark romance. Leur postulat ? Imaginer qu’une lectrice bascule dans ce monde stéréotypé au sein duquel des hommes masqués rentrent chez elle avec fracas ou bien la retiennent prisonnière, pour émoustiller le regardeur, friand de ce genre de scènes. Dans le même temps, nombreuses sont les créatrices de contenu qui demandent à leur compagnon de reproduire des scènes iconiques de la dark romance, d’une main encerclant la gorge à un regard langoureux, surpris dans un encadrement de porte. Entre gloussement et rouge aux joues, les jeunes femmes partagent avec leur communauté une part de leur vie intime.
La dark romance s’impose comme un espace hybride, qui dynamite la chaîne du livre. L’un de ses attraits majeurs, en plus d’évoquer continuellement la question du consentement et d’ainsi participer à mettre en lumière les désirs et plaisirs féminins, est de créer des espaces interstitiels pour ce faire, de former des communautés, qui deviennent prescriptives. Les lectrices donnent une belle leçon aux détracteurs de la dark romance. Parce qu’elles en connaissent les codes, elles sont à même d’estimer la nouveauté et l’intérêt d’un roman et, à l’inverse, d’identifier les titres qui vont trop loin. C’est en observant leurs communautés, espaces en grande partie bienveillants, qu’on peut imaginer des façons pour les libraires, adultes référents et enseignants d’accompagner ces lectures : se départir de ses préconceptions, s’autoriser à découvrir le genre, écouter ce que les lectrices en disent, pour soi-même ensuite participer de la production critique et régulatrice autour de ce phénomène, bien parti pour s’ancrer dans le paysage littéraire.
Fleur Hopkins-Loféron