Impossible de faire un pas en librairie sans tomber sur l’une de ces couvertures noires, ornée d’un crâne, d’un fusil ou d’une rose ensanglantée. Mais qu’est-ce qui se cache exactement derrière le genre littéraire de la dark romance, qui bat des records de ventes et affole les critiques ?
Si vous avez un jour pris du plaisir en visionnant l’histoire d’amour sur fond de captivité racontée dans La Belle et la Bête (1991) des studios Walt Disney, que vous avez apprécié la romance entre une chienne de race et un chien bâtard dans La Belle et le Clochard (1955) ou la liaison des deux amants machiavéliques imaginée par Pierre Choderlos de Laclos dans Les Liaisons dangereuses (1782) alors, sans le savoir, vous avez déjà consommé de la dark romance. Bien que l’expression soit relativement récente, puisqu’on en trouve la trace sous la plume de l’autrice Aubrey Dark en 2014, le genre accompagne les métamorphoses de la littérature sentimentale. Si la dark romance peut se résumer à gros traits comme une romance sentimentale parfois toxique, sur fond de noirceur, de tabous et d’interdits, certains de ses ingrédients définitoires font les beaux jours des romans d’amour depuis belle lurette. Sans la chick-lit Le Journal de Bridget Jones (1996) d’Helen Fielding, sans la saga bit-lit Twilight (2005-2020) de Stephenie Meyer et sans la saga de mommy porn Cinquante nuances de Grey (2012-2013) de E. L. James… pas de dark romance.
Immanquablement, ce qu’ont en partage ces romans, c’est d’être systématiquement honnis par la critique, soit parce qu’ils explorent des sujets tabous qui les font soupçonner de mauvaise influence, soit parce qu’ils sont principalement lus par des femmes, ce qui a pour effet de déclasser cette littérature sentimentale, associée à de la sensiblerie mais surtout à de la paralittérature, dénuée de qualité littéraire. Pour bien comprendre la dark romance, il est essentiel de la replacer dans la longue histoire du mépris adressé à la romance. Aurait-elle fait l’objet du même battage médiatique si elle avait été écrite par des hommes, plutôt que par des femmes, et lue par les premiers, plutôt que par les secondes ?
50 nuances plus sombres
Loin d’être un genre uniforme, la dark romance se présente comme un spectre aux multiples nuances. Les lectrices francophones ont l’habitude de distinguer entre eux deux grands ensembles, allant du plus accessible au plus spécialisé, du plus allusif au plus explicite. La première catégorie est souvent recommandée aux lectrices néophytes, qui souhaitent découvrir le genre en douceur. Elle rappelle, d’une certaine manière, des séries télévisées comme You ou Sons of Anarchy : frissonner avec l’interdit, sans pour autant dépasser une certaine limite. Elle se compose de « romances sombres » et autres « dark romances softs » et met en scène une histoire d’amour passionnelle, dans un univers à la marge, comme celui des gangs, des motards ou encore des tueurs à gages. Les scènes sexuelles, si elles existent, appartiennent au vanilla sex : missionnaire, sexe oral, relation sexuelle à deux partenaires, etc. Parmi les titres qui caracolent en tête de cette catégorie, on trouve par exemple la saga The Devil’s Sons (Plumes du Web, 2022-2025) de Chloé Wallerand, roman d’apprentissage qui suit l’intégration d’Avalone dans un gang de motards devenue sa famille de cœur, la saga Lakestone (BMR, 2024-2025) de Sarah Rivens qui explore la manière dont le destin d’Iris entrecroise celui du mercenaire Lakestone, ou encore la saga Russian Mafia (BMR, 2023-2024) d’Emma Bardiau, mafia romance dans laquelle Sergei, fille d’un parrain, assume une double identité pour infiltrer le camp d’une famille ennemie.
La seconde catégorie, qui porte cette fois le nom de « dark romance » ou de « dark romances hards », est réservée aux lectrices fidèles du genre, en quête de sensations fortes ou recherchant quelque chose de plus sulfureux, où sexualité et violence y sont décrites sans concession. Ce sont en effet souvent sur des polémiques, entourant certaines scènes marquantes du récit, que se construisent la réputation et le succès de plusieurs de ces romans. On trouve parmi eux la saga L’Ombre d’Adeline de H. D. Carlton (Roncière, 2024), célèbre pour la scène de pénétration vaginale d’Adeline avec un pistolet pratiquée par son harceleur Zade, la saga MindF*ck de S. T. Abby (auto-édition, 2016), qui suit les aventures de Lara, serial-killer adepte de l’émasculation de ses anciens tortionnaires, tombée amoureuse de l’agent du FBI qui la traque, ou encore Monster de Cynthia Havendean (EdiLigne, 2020), dans lequel Seyvanna est prise en étau entre l’honneur familial et l’appel de l’interdit, sur fond de nécrophilie et de torture.
Le succès de la dark romance s’explique par la conjonction de plusieurs phénomènes, à commencer par son intégration à la « new romance », étiquette éditoriale déposée en 2013 par Hugo Publishing dans le but d’attester le foisonnement des sous-genres de la romance contemporaine, de la romantasy peuplée de Faes, à la rom-com et ses ennemis destinés à devenir amants. La dark romance profite donc à la fois de l’hyperspécialisation du marché, qui pousse tous les éditeurs ou presque à créer des collections dédiées au genre, ainsi qu’à son découpage en sous-genres et autres tropes, qui permettent à l’acheteur potentiel de choisir son roman à la carte, en fonction de ses goûts, de son orientation sexuelle, de ses fantasmes et de son genre littéraire de prédilection.
Par exemple, quelqu’un qui recherche une romantasy [romance de fantasy] dans laquelle on trouve le trope enemies-to-lovers [des ennemies qui tombent amoureux], qui aime la mythologie grecque et sélectionne un cadre hétéronormé, se dirigera volontiers vers la saga Hadès & Perséphone (Hugo Roman, 2021-2024) de Scarlett St. Clair, réécriture positive du rapt de Perséphone. Quelqu’un qui préfère une paranormal monster romance [romance paranormale mettant en scène un monstre] avec un être surnaturel et les tropes slow burn [amour à petit feu] et chase play [une scène de traque sensuelle] choisira A Soul to Keep (auto-édition, 2022) d’Opal Reyne, pour lire la relation entre une jeune femme et le monstre qui l’a recueillie. Enfin, qui désire lire une stalker romance [romance d’harceleur] non dénuée de tendresse et d’humour, ponctuée de mask kink [fétichisme du masque] et de double pénétration trouvera son compte dans Lights out (Quercus, 2024) de Navessa Allen, qui suit le jeu de chat et la souris entre un homme masqué et sa proie.
Une littérature sulfureuse
Incontestablement, la dark romance séduit et s’affirme comme un marché florissant, en témoigne son omniprésence au dernier Festival du Livre de Paris en avril 2025. Qu’elle fasse ou non l’actualité, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer, avec parfois beaucoup de véhémence, la commercialisation, la lecture et l’écriture de ces romans. Une scène, plus qu’aucune autre, est prétexte à leurs yeux à condamner le genre dans son ensemble : la brûlure de la main d’Ella par son possesseur Asher dans Captive de Sarah Rivens (BMR, 2022), alors qu’il veut la pousser à fuir le domicile car, on l’ignore à ce moment-là, il craint pour sa vie. Il n’en faut pas plus pour clouer au pilori cette littérature, qu’ils estiment dangereuse ou immorale, surtout quand elle tombe entre les mains de jeunes lectrices. Peu de voix s’élèvent pour la défendre et ces prises de parole, comme celle de la maîtresse de conférence Magali Bigey, sont chaque fois noyées sous le brouhaha alarmiste qui domine l’actualité. Le Dauphiné Libéré prétend que la dark romance « romantise la violence » (décembre 2024) et France 3 Grand Est qu’elle « idéalise et glorifie des relations malsaines, des rapports sexuels non consentis voire du trafic d’êtres humains » (avril 2025). Le présent article défend, au contraire, l’idée selon laquelle la dark romance accompagne l’électrochoc consécutif au mouvement #MeToo et, loin de faire le jeu des agresseurs, donne des armes à ses lectrices.
À n’en pas douter, un véritable vent de « panique morale » souffle sur la dark romance. Par cette expression proposée en 1972 par Stanley Cohen, le sociologue américain désigne les vives réactions formulées à l’encontre de pratiques culturelles considérées comme contraires aux valeurs et à la morale de la société, une vision négative exacerbée par les médias, responsables d’une « spirale d’amplification ». Avant la dark romance, l’écoute du gangsta rap dans les années 1990, la pratique du jeu vidéo ou les clips musicaux de Marilyn Manson dans les années 2000, ont de la même manière été pointés du doigt, accusés de pervertir la jeunesse et d’être pousse-au-crime. Si une exploration plus profonde s’impose, c’est parce que les opposants à la dark romance sont aussi ceux qui la connaissent le moins, bien incapables de citer autre chose que le premier tome de la trilogie Captive de Sarah Rivens, pris pour bouc-émissaire, alors même que le site de référence romance.io recense plus de 26 000 dark romances, rien qu’aux États-Unis !
Un pacte de confiance
Et pourtant, à bien y regarder, tout est mis en œuvre pour encadrer avec soin la publication de ces romans. D’abord, en librairies et autres lieux de vente, ils sont, chaque fois que cela est possible, rassemblés dans un coin à part du rayon romance contemporaine et non pas mélangés avec d’autres autrices feel good très en vogue, comme Ali Hazelwood et Emily Henry. D’ailleurs, avant même que les lectrices ne feuillètent un titre — pour peu que le livre n’ait pas été mis sous blister comme cela a été le cas pour la saga L’Ombre d’Adeline publiée par Roncière — les éditeurs ont pris soin de livrer, en quatrième de couverture, différents outils de classification, flammes pour Chatterley, silhouettes féminines pour Hugo Roman, voire mentions « Public averti » pour Roncière ou « À partir de 18 ans » chez Plumes du Web, destinés à qualifier en termes explicites le contenu du roman. Par exemple, Crescendo (Adonia, 2025), mafia romance d’Alyxia Fall bénéficie d’un point d’exclamation sur trois, tandis que la saga Valentina (Hugo Roman, 2024-2025) d’Azra Reed s’accompagne de la mention « Cette œuvre de fiction contient des scènes ou des propos pouvant choquer les lecteurs ».
Si la lectrice choisit d’ouvrir le roman, elle trouvera en exergue une rubrique « Avertissements », énumérant de manière aussi détaillée que nécessaire et sans divulgâcher le contenu, les scènes et sujets pouvant heurter le public (perte d’un être cher, automutilation, séquestration, dépendance, violences intrafamiliales, etc.) Il n’est pas rare que cette liste s’accompagne d’une dédicace spéciale, pour celles et ceux qui risquent de s’identifier aux personnages et de résonner avec eux dans les moments douloureux. Nanou Ad, dans Leonid Petrov (Eden Éditions, 2025), rappelle à ses lecteurs que leur « lumière éclaire bien plus que vous ne l’imaginez », là où Laura Ezrena, dans The Sons of Death (BMR, 2025), offre son premier tome à tous ceux « dont la vie a mis sur le chemin les citrons les plus acides de l’univers… » Ainsi, contrairement à ce à quoi les opposants à la dark romance veulent la rapporter, à savoir une littérature choquante qui romantiserait la violence à l’égard des femmes, elle est un genre aux petits soins de ses lectrices, toujours soucieux de leur bien-être, au point de fournir, en fermeture de plusieurs romans, des numéros d’écoute au cas où certaines se reconnaîtraient dans les situations traversées par les personnages et nécessiteraient une aide extérieure. Sur ce modèle, Jescie Hall donne le numéro d’une ligne d’écoute spécialisée dans les addictions dans son roman Kid (auto-édition, 2023), tandis que Melissa Bellevigne, dans Love Never Fails (Side A) (Albin Michel, 2024) offre plusieurs ressources à ses lectrices en cas de pensées suicidaires.
Pour toutes ces raisons, parce que la dark romance promeut plus que de raison la prévention autant que la protection de ses lectrices en se bardant d’avertissements, l’autrice Katee Robert n’hésite pas, dans le guide Culture Dark Romance (Abysse Publishing, 2025), à comparer le genre à un pacte de confiance entre l’autrice et la lectrice. Elle emploie même la métaphore d’une scène BDSM où la violence n’est jamais que simulée et dont il est possible de s’extraire à tout moment à l’aide d’un safe word.
une lecture émancipatrice
Comme le rappelle Joyce Kitten en exergue du tome 2 de la saga Borderline (Hugo Roman, 2024), ses romans ne sont pas destinés aux jeunes lectrices et ne se destinent ni à défendre, ni à encenser les figures d’hommes toxiques et abusifs qu’on trouve parfois entre ces pages. Contrairement à ce qu’affirment les opposants à la dark romance, elle n’est pas écrite avec ce public-cible en tête et les autrices sont toujours très promptes à rappeler que leurs œuvres se destinent aux personnes ayant déjà débuté leurs vies sexuelle et sentimentale : « Pour les jeunes lectrices/lecteurs (car même tout juste majeur, on reste jeune), s’il-vous-plaît, ne commettez pas l’erreur de lire ce roman en imaginant que ce genre de relation, dans la vie, peut être romantique. » Bien au contraire, comme en témoignent bon nombre de consommatrices, les figures problématiques qui peuplent parfois ces romans sont pour elles des repoussoirs qui, s’ils exercent une forme de fascination — celle-là même qui nous faisait préférer Spike à Angel dans Buffy contre les vampires, Damon à Stefan dans Vampire Diaries ou Cole à Leo dans Charmed — ne les destinent en rien à choisir des partenaires de cet acabit. Bien au contraire, en approchant de près cette flamme, elles disent identifier d’autant mieux les hommes dangereux. Elles revendiquent, par la même occasion, leur capacité de discernement. Croire qu’une femme qui lit de la dark romance va tomber amoureuse d’un serial-killer, c’est accorder peu de crédit à leur lucidité.
Plus encore, aimer le danger n’est en rien interdit et fantasmer la soumission ne veut pas dire adhérer aux codes de la société hétéro-patriarcale. La dark romance se propose, bien au contraire, comme un terrain de jeu où explorer les différentes facettes de son plaisir et de sa sexualité, en toute sécurité, en ce qu’elle n’est jamais qu’une simulation, et non la réalité. Résumer la dark romance à une littérature qui normaliserait les violences sexistes et sexuelles est parfaitement trompeur. Aucune littérature ne parle de consentement de manière aussi appuyée, explorant au passage ce que la sociologue Alexia Boucherie appelle la « zone grise » dans son ouvrage Troubles dans le consentement : Du désir partagé au viol, ouvrir la boîte noire des relations sexuelles (Les Pérégrines, 2019). Eva Illouz dans Hard Romance : Cinquante nuances de Grey et nous (Seuil, 2014), tout comme Mona Chollet dans Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (Zones, 2021), ont eu loisir de souligner combien la fiction est un lieu tout choisi pour explorer ses fantasmes, reconquérir son autonomie et se penser comme sujet plutôt que comme objet. Par ailleurs, rappelons que les personnages de dark romance ne sont jamais aussi manichéens qu’on le prétend. Dans certains romans, en particulier les biker romances [romances de motards] de T. M. Frazier, les protagonistes sont tous deux abîmés par la vie. En tombant amoureux, comme dans The Pawn Duet (auto-édition, 2020), ils font l’expérience d’une réparation mutuelle, qui passe par l’amour inconditionnel, la découverte d’une sexualité épanouie, la communication dans un couple et la poursuite d’un chemin personnel en dehors de la sphère amoureuse. Il n’est pas rare aussi que les rapports de force s’inversent, questionnant constamment les schémas de nos sociétés patriarcales pour proposer davantage de fluidité et de réversibilité des rôles.
Au fond, ce qui dérange autant dans la dark romance, c’est qu’elle met des mots sur le plaisir et le désir féminins. Entre ses pages, les corps des femmes vivent une vie propre, non plus assujettie au seul plaisir masculin. Ils ont leurs règles, des bourrelets, du poil aux jambes, souffrent de vaginisme et aiment sucer, lécher et mordre sans se soucier de ce que l’on peut penser. Surtout, ils savent dire non. Chaque fois que les lectrices partagent les raisons de leur attrait pour le genre, ce n’est pas vers les personnages de brun ténébreux qu’elles se tournent. C’est toujours vers la vertu émancipatrice de ces romans. Il y a celles qui racontent avoir retrouvé une libido, jusque-là en berne. Il y a celles qui disent avoir réparé les blessures d’un ancien traumatisme lié aux violences sexuelles. Il y a celles qui racontent explorer avec leur partenaire de nouvelles formes de sexualité. Toutes soulignent leur satisfaction à l’idée de lire une littérature qui exalte ce que l’on se refuse souvent à montrer : un désir et un plaisir féminins qui n’ont pas besoin d’un prisme masculin pour exister.
Dans le second et dernier billet de ce cycle consacré à la dark romance, le succès du genre sera éclairé à travers les métamorphoses que traverse le milieu de l’édition ces dernières années : avènement de la new romance, auto-édition via Kindle, pré-originale publiée sur Wattpad, prescription et régulation par les lectrices, importance capitale du BookTok, playlists musicales, groupes Facebook et Reddit comme nouveaux lieux de sociabilité littéraire, etc. Il sera aussi discuté du rôle essentiel que les libraires, parents, éditeurs, autrices et communautés de lectrices joue dans la revalorisation du genre, et la place que devraient tenir la prévention, l’éducation et le dialogue dans cette lecture, plutôt qu’une logique de prohibition.
Fleur Hopkins-Loféron